Comme en 1991, comme en 2003, la question se pose à nouveau : une intervention occidentale en Irak peut-elle porter un réel coup au jihadisme, ou bien alimentera-t-elle encore le mal à sa source?
La décision d’intervenir part du constat que nous ne pouvons pas rester indifférents devant les atrocités, les actes de barbarie commis par l’organisation autoproclamée "État islamique" en Irak. Nous sentons bien la nécessité, le devoir même, de protéger les chrétiens d’Orient, les Yazidis et les Kurdes. Même les combattants marxistes léninistes du PKK disent combattre au nom des valeurs occidentales, et nous resterions les bras croisés ?
Mais ce n’est pas suffisant. Si Obama, Hollande, Cameron, Merkel et les autres se décident enfin, c’est la prise de conscience que, désormais, ce sont les intérêts vitaux de leur pays qui sont menacés.
Pourtant, la question posée par les adversaires de l’intervention, comme précédemment, ne peut être écartée d’un simple revers de main. Surtout lorsqu’elle est posée par un homme aussi averti que Dominique de Villepin. En 2003, alors ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac, il était contre la guerre au motif que Saddam Hussein était un danger imaginaire. Cette fois, il parle de décision "absurde et dangereuse" parce qu’elle ne ferait qu’empirer les choses : "En 2000, rappelle-t-il, il n’y avait qu’un seul foyer de crise terroriste [l’Afghanistan]. Aujourd’hui, il y en a près d’une quinzaine. C’est dire que nous les avons multipliés."
En effet, en 13 ans Al-Qaïda (sous toutes ses formes et dissidences) a crû et multiplié : Irak, Syrie, Somalie, Libye, Mali (et le Sahel), Yemen, Nigeria, Indonésie, Philippines etc. On pourrait, en continuant, approcher de la quinzaine. D’autres pays, comme la Jordanie, sont au seuil de la déstabilisation.
La genèse du 11-Septembre
Il faut reconnaître qu’une des tentatives d’explication des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, fait remonter leur genèse à l’intervention de 1991, lorsque la présence massive de troupes américaines en Arabie saoudite provoqua une colère sans précédent des clercs wahhabites.
Implicitement menacée d’un coup d’État religieux, la monarchie saoudienne accorda alors aux religieux de plus en plus de prérogatives sur la société et aussi des moyens d’action, tels que la création et le contrôle d’un ministère des Affaires islamiques (MAI), autorisé à ouvrir des antennes dans toutes les représentations diplomatiques du royaume à l’étranger. Selon certains spécialistes, des passages classifiés du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le 11-Septembre (28 pages enterrées), évoqueraient le rôle actif des antennes américaines du MAI saoudien dans le financement et la logistique des attentats. D’une façon plus générale, on remarque que les interventions occidentales dans les pays musulmans, la présence prolongée d’armées étrangères sur leur sol et surtout les erreurs commises ont presque toujours renforcé les courants fondamentalistes et fragilisé les pouvoirs en place acquis, eux, à l’idée d’une alliance avec l’Occident.
Pensant assurer leur survie, ces régimes qualifiés d’"impies" par les jihadistes ont louvoyé et fermé les yeux sur des activités terroristes en leur sein, et cédé du terrain sur le contrôle de la société, laissant les mains libres à une nébuleuse islamiste qui en profita, de l’édiction de normes sociales, culturelles de plus en plus strictes, jusqu’au financement d’activités terroristes en Orient et en Occident.
L’Histoire ne manque pas de ces calculs de Gribouille, et les Arabes ne sont pas les seuls en cause. Il est arrivé aux Occidentaux de se jeter eux aussi dans les bras des islamistes lorsqu’ils pensaient échapper à une menace qu’ils croyaient plus dangereuse pour eux. Toujours est-il que ces considérations, tout comme la situation chaotique qui prévaut aujourd’hui dans des pays où les Occidentaux sont intervenus, comme l’Irak, la Libye ou l’Afghanistan, entretiennent - dans une partie importante de l’opinion - la croyance selon laquelle ces interventions militaires sont contre-productives. Qu’elles n’apportent qu’un soulagement à court terme et se transforment ensuite en pièges inextricables, comme le montre le retrait hasardeux des forces américaines d’Irak, décidé pour des raisons de pur affichage politique.
Le "grand califat" devient réalité tangible
Il faut faire observer, outre le contre-exemple du Mali, que bien plus que la guerre elle-même, c’est l’impréparation de l’après-guerre qui alimente les rancœurs, les frustrations et in fine le terrorisme.
La guerre se termine toujours par une victoire éclair de l’ennemi. Encore faut-il arrêter celui-ci le plus tôt possible, avant qu’il n’ait fait main basse sur les arsenaux et les banques, comme en Irak. Pour avoir reculé le moment de l’action, comme en Syrie, nous n’avons pas seulement laissé Assad massacrer son peuple. Nous nous trouvons confrontés à un adversaire, avec l’organisation de l’État Islamique, qui a fait du rêve du "grand califat" une réalité tangible aux yeux de millions de musulmans fanatisés, tandis qu’il inspire crainte et gratitude à des millions d’autres humiliés.
L’après-guerre, elle, s’est bien souvent résumée à un champ libre laissé à la corruption des élites au pouvoir et à une incapacité à aider ces pays à se doter d’institutions un tant soit peu démocratiques et respectueuses des droits des minorités. Pour rester en Irak, l’oppression des sunnites par les chiites s’y est substituée à l’oppression des chiites par les sunnites. Ce vieux contentieux a essaimé dans tout le Moyen-Orient, au point d’en devenir la matrice essentielle des conflits et de faire passer au second plan le contentieux israélo-palestinien.
Après avoir mesuré les échecs des interventions terrestres massives, comme celle des frappes aériennes (de plus en plus fréquemment à l’aide de drones), Barack Obama avait opté pour un désengagement progressif mais réel. Mais la réalité le rattrape cruellement. Avec l’assassinat sauvage des deux journalistes américains, l’Amérique se rendra enfin à l’évidence qu’elle ne peut pas espérer rester tranquille en tournant simplement le dos à la région. Les Européens qui en sont plus proches géographiquement et culturellement ont davantage conscience que la tentation du jihad se trouve aussi au cœur de leur société. Quant aux régimes arabes "modérés" ou pro-Occidentaux, ils semblent enfin décidés à se réveiller, estimant que l’EI représente une menace existentielle pour eux. Tout comme elle l’est pour l’Iran et ses alliés chiites. Faire collaborer ces ennemis dans une coalition - même ponctuelle - n’est pas la moindre des difficultés de cette entreprise. Tout comme il faudra se méfier de Bachar al-Assad qui cherche à profiter de l’occasion pour faire oublier ses crimes, ou encore du Qatar et de ses doubles ou triples jeux.
Mais il faut en tout cas se garder de croire, et de laisser croire, que seuls suffiront des parachutages d’armes aux "résistants" locaux, et des frappes aériennes même s'ils ont évité un désastre.
En résumé : les écueils sont nombreux, le risque d’échec réel, mais là encore où est l’alternative ? Se désengager ? Conclure que les Arabes doivent être renvoyés au Moyen Âge et prier pour que le jihad ne soit pas "importé" chez nous ?