Il y a un siècle, le 7 septembre 1914, sept réservistes du 327e régiment d'infanterie étaient fusillés "pour l'exemple" dans la Marne. Cas rare, l'un d'entre eux a survécu à cette exécution et fut même renvoyé au front.
Il est bien difficile d’imaginer ce qui peut traverser l’esprit d’un condamné à mort à l’instant où il fait face au peloton d’exécution. Les morts ne parlent pas. Dans des lettres bien réelles, François Waterlot, un soldat de 27 ans, raconte pourtant comment il a été fusillé le 7 septembre 1914 : "On nous demanda notre mouchoir et l’on nous banda les yeux […]. J’étais placé le premier à droite et je commençais à compter le peu d’instants que j’avais encore à vivre avant de faire le grand voyage". Ce réserviste du 327e régiment d’infanterie n’est pas un mort-vivant, mais le seul cas connu d’un poilu qui a réchappé à son exécution.
Cette incroyable histoire est restée totalement ignorée pendant des décennies. Ce n’est que dans les années 90 que l’historienne Odette Hardy-Hémery l’a découverte, un peu par hasard, en effectuant des recherches sur la région Nord-Pas-de-Calais, d'où était originaire François Waterlot. Dans son livre intitulé "Fusillé vivant" (éditions Gallimard), ce professeur émérite de l'Université de Lille a retracé le parcours de ce jeune soldat, depuis les mines de sa ville de Montigny-en-Gohelle jusqu'aux champs de bataille de la Première Guerre mondiale.
Une exécution arbitraire
Au début du mois de septembre 1914, François Waterlot se bat dans le 327e régiment d'infanterie, dans la Marne, près de Sézanne, à une quarantaine de kilomètres d’Épernay. Dans la nuit du 6 au 7, le soldat et ses camarades se trouvent sous le feu ennemi. "Ils quittent leur position sous l’effet de projectiles lancés par des autocanons allemands. Bien sûr, ils ne restent pas sur place pour se faire tuer et ils reculent", raconte à France 24 Odette Hardy-Hémery. "Mais lorsqu’ils regagnent leur position, ils rencontrent inopinément leur général de division qui a été réveillé par le bruit".
L’officier, le général Boutegourd, est furieux, il les accuse de désertion : "Il ne les a pas réunis devant un tribunal, même pas devant une commission d’enquête. Il décide seul de leur exécution. Il les fait enfermer dans une grange sans même leur dire ce qu'il compte faire d'eux. C’est dramatique". Pour l’historienne, l’officier a commis une faute juridique : "C’est un général qui avait l’habitude de commander des troupes coloniales. Il n’avait pas conscience d’avoir face à lui des citoyens. Il a pris une décision arbitraire qui a abouti à un assassinat".
Au petit matin, les sept malheureux soldats sont conduits devant le peloton d’exécution. Main dans la main, ils attendent la fin. Face à eux, une trentaine d’hommes de leur propre régiment se tiennent prêt à tirer. Au signal, les coups de feu résonnent. Plusieurs soldats font exprès de manquer leur cible. Alors que ses camarades s'effondrent, François Waterlot se fait passer pour mort. "Tout à coup j’entends les balles siffler à mes oreilles et en même temps j’eus la figure inondée ainsi que ma capote du sang de mon voisin de gauche, mais je constatai que je n’avais pas été touché, et instinctivement sans penser plus avant je me laissai tomber puis je restai jusqu’à la fin sans bouger de place", a-t-il raconté quelques semaines plus tard dans un courrier à l’un de ses cousins. Par un incroyable concours de circonstance, le soldat survit aussi au coup de grâce : "L’adjudant et le caporal qui étaient chargés de le faire ne l’ont pas fait. Le premier a dit au second que ça lui faisait trop mal au cœur et ils ont désobéi".
De retour sur le front
Deux autres poilus réchappent également à cette exécution. L’un d’entre eux, Palmyre Clément, succombe finalement à ses blessures, tandis que l’autre, Gaston Dufour, est porté disparu. François Waterlot, lui, se relève et rejoint son régiment. Ecœurés par la cruauté du général de division, ses chefs directs décident de le réintégrer : "Ils vont négocier avec le fameux général Boutegourd la grâce de Waterlot, pour qui ils avaient de l'estime. On voit bien que ces sous-officiers sont très proches de leurs hommes".
Comme si de rien n'était, le "fusillé vivant" retourne donc sur le front. François Waterlot retrouve le quotidien de la guerre. Dans ses lettres, très nombreuses, il se garde bien de raconter à sa femme son exécution manquée. Il n’en fait mention que dans quatre courriers adressés à d’autres membres de sa famille : "Il ne veut pas les inquiéter. Il est volontairement optimiste. Il est aussi très animé par le sentiment de l’honneur. [...] À l’époque, c’était très important de faire son devoir et de rester fidèle à sa patrie". Le réserviste du 327e RI se méfie aussi de la censure : "Des milliers de lettres sont ouvertes tous les jours. On ne peut pas tout écrire aux siens. C’est pour cela qu’il ne donne pas trop de précisions. Il ne veut pas non plus parler de la protection de ses chefs pour ne pas les compromettre".
Des "fusillés pour l’exemple" réhabilités
Mais la chance finit par abandonner François Waterlot. Le 10 juin 1915, il tombe pour la seconde fois. Il meurt au champ d’honneur à Colincamps en Picardie, à une cinquantaine de kilomètres de sa région natale. Pendant plusieurs années sa veuve et son fils, né juste après sa mobilisation, ignorent tout de son aventure. Ce n’est qu’au début des années 1920 que l’affaire des fusillés éclate. En 1926, après plusieurs années de lutte, la Ligue des droits de l’Homme et des organisations d’anciens combattants obtiennent la réhabilitation des sept réservistes du 327e RI devant la cour d’appel de Douai. "L’opinion a été révulsée par cette exécution totalement arbitraire. Il y a eu des milliers de soldats qui ont reculé et qui ont repris leur position. S’il avait fallu tous les fusiller, il ne serait pas resté beaucoup de soldats", insiste Odette Hardy-Hémery, qui a pu établir précisément les faits grâce à ce dossier judiciaire.
Cent ans après, le souvenir du triste sort de ces hommes s’est toutefois estompé : "Les descendants actuels des groupes de fusillés ne savaient pas ce qui c’était passé. Ils savaient vaguement que l’un de leurs ancêtres avait été fusillé, mais ils ne connaissaient pas du tout les circonstances", constate l’historienne. Aucune cérémonie n’est ainsi prévue le 7 septembre 2014 pour rendre hommage aux sept compagnons d’infortune. Mais depuis la sortie du livre "Fusillé vivant" en 2012, une plaque a toutefois été apposée dans le cimetière de Mœurs-Verdey dans la Marne, près du lieu de leur exécution. "Elle porte leur noms avec la mention 'fusillés pour l’exemple'. C’est important car, au moins, il y a une trace qui reste dans le marbre", se réjouit Odette Hardy-Hémery. Même s’il a survécu au peloton, François Waterlot est aussi mentionné : "On ne pouvait pas ne pas le mettre. Il faisait partie de l’équipe".