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Émeutes de Ferguson : les États-Unis face à leurs vieux démons racistes

La mort d’un Noir américain de 19 ans, abattu par un policier blanc à Ferguson, dans le Missouri, a entraîné de violentes émeutes. Que nous révèle ce drame sur l’Amérique d’aujourd’hui ? Éclairage de François Durpaire, spécialiste des États-Unis.

La mort de Michael Brown le 9 août, tué par un policier blanc alors qu'il n'était pas armé, a entraîné 10 jours d’émeutes dans cette ville américaine de 21 000 habitants. Tous les soirs, des échauffourées opposent des manifestants à des policiers à cran. Signe de la fébrilité ambiante : des militaires de la Garde nationale ont été déployés, lundi 18 août, pour épauler la police locale. Le spectre du racisme a-t-il été ravivé par cet incident meurtrier ? Comment Barack Obama, premier président noir des États-Unis, compte-t-il ramener le calme ? Que nous montrent ces tensions de l’Amérique d’aujourd’hui ? Le point avec François Durpaire, histoirien et spécialiste des États-Unis à l’université de Cergy-Pontoise.

  • Émeutes raciales : les similitudes avec les années 1960

"En regardant les images de Ferguson, on a du mal, parfois, à se croire dans l’Amérique du XXIe siècle qui a élu un président noir et qui a un ministre de la Justice noir [Éric Holder]", s’étonne François Durpaire. "On a l’impression de voir des images des années 60, 70", ajoute le spécialiste invité à France 24.

The #Ferguson police look more militarized now than the actual National Guard, here from the 1967 Newark riots: pic.twitter.com/qk3CKqSp8o

— Mike Konczal (@rortybomb) 13 Août 2014

>> À voir sur France 24 : l'interview de François Durpaire, spécialiste des États-Unis

Pour François Durpaire, en effet, il est impossible de ne pas faire le rapprochement entre les émeutes de Ferguson et celles des années 1960, au moment des luttes pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis. Les similitudes avec les émeutes d’il y a 50 ans sont frappantes : Michael Brown, un jeune Noir non armé est abattu - dans des circonstances encore floues - par un policier blanc. La population locale, à très grande majorité noire, se soulève pour protester. Les manifestants sont alors sévèrement réprimés par les forces de l’ordre, à majorité blanche.

Still fighting to be recognized as human beings 50 years later. #Ferguson pic.twitter.com/VPpzhURS9b

— zellie (@zellieimani) 14 Août 2014

"L'héritage de la ségrégation dans les villes américaines s'est érodé plus lentement à Saint-Louis que dans d'autres grandes villes", écrit à ce propos le "Washington Post". Dans cette ville du Missouri, le ressentiment à l’égard de la police est particulièrement fort. Seuls trois des 53 policiers de la commune sont noirs. Pour rendre compte du racisme subi au quotidien par la population, "The Atlantic" a même compilé les témoignages d'habitants noirs de Ferguson qui se disent harcelés par la police. Les contraventions concernent à 86 % les Afro-Américains et ils sont visés à 92 % par les arrestations.

"À Saint-Louis, la population est noire à plus de 65 % et les structures municipales sont dirigées en très grande majorité par des Blancs", rappelle François Durpaire. Une réalité statistique que le "New York Times" résume par un titre incisif : "Ville noire, pouvoir blanc".

  • La défiance à l’égard d'une justice jugée ségrégationniste

François Durpaire rappelle que les tensions raciales aux États-Unis se sont cristallisées ces dernières années autour de plusieurs autres affaires. Renisha McBride, 19 ans, abattue en 2013 par un Blanc alors qu’elle frappait à sa porte, à Detroit, pour demander de l’aide après un banal accident de voiture. Et surtout Trayvon Martin, cet adolescent noir tué en 2012 par un homme blanc qui effectuait une ronde de surveillance dans son quartier, en Floride. Le meurtrier, George Zimmerman, avait été acquitté. "La communauté noire n’a pas confiance en une justice qui leur renvoie l’image de cette époque où les jurés étaient tous blancs…", ajoute François Durpaire.

>> À lire sur France 24 : L'affaire Trayvon Martin

C’est pourquoi l’enquête parallèle menée par le FBI, qui a décidé de déployer 40 agents à Ferguson, est un signe fort de la justice fédérale. "C’est une manière de ne pas laisser à la police locale le rôle de juge et parti", explique François Durpaire.

Selon le spécialiste, ces tensions ne sont pas sans rapport avec la crise économique – qui a accentué le désespoir social à Ferguson comme dans de nombreuses villes américaines. "Le taux de pauvreté est de 22 % à Ferguson, soit 7 points de plus que la moyenne nationale", indique François Durpaire. En 2012, un habitant sur quatre de la petite ville du Missouri vivait en deçà du seuil de pauvreté.

  • La "surmilitarisation" de la police locale américaine

À cela s'ajoutent de nombreux témoignages de manifestants qui font état de violences particulièrement brutales de la part des forces de l’ordre et d’un armement disproportionné face à des protestataires – la plupart du temps – pacifistes.

À Ferguson, "on a l’impression d’être au cœur de Bagdad", résume François Durpaire. Et pour cause, la police y utilise du matériel transmis par l’armée. Ce matériel militaire provient essentiellement des guerres d’Irak ou d’Afghanistan et se retrouvent entre les mains de polices locales américaines "qui ne savent pas toujours s’en servir", déplore le spécialiste.

>> À voir sur le "New York Times" : la carte de la militarisation des polices locales aux États-Unis

Sous les mandats de l’administration Obama – et selon les données du Pentagone - les services de police ont ainsi reçu des dizaines de milliers de mitrailleuses et "près de 200 000 magasins de munitions ; des milliers de pièces d'équipement de camouflage et de vision nocturne; et des centaines de silencieux, des véhicules blindés et des avions", énumère de son côté le "New York Times".

  • Comment Barack Obama peut-il s’impliquer davantage dans ce dossier ?

"Il y a 35 ans, j’aurais pu être Trayvon Martin", avait lancé le président américain à la suite de l’assassinat de l’adolescent noir en 2012. À cette époque, le chef de l’État était sorti de son habituelle réserve pour appeler à réduire la "défiance" entre les Afro-Américains et la police. Deux ans plus tard, Barack Obama se montre très prudent sur les questions raciales. À tel point qu’il ne s’est exprimé que deux fois depuis les débuts des émeutes de Ferguson.

Pourquoi le président prend-t-il autant ses distances avec ce dossier ? "C’est une affaire politique complexe […] où il y a plus à perdre qu’à y gagner", reconnaît François Durpaire. "Il aurait pu faire plus, en allant lui-même à Ferguson ou à Saint-Louis s’adresser à toutes les communautés rassemblées pour l’occasion. Mais chaque fois qu’il aborde ce sujet racial, il déclenche des controverses", explique de son côté Thomas Sugrue, professeur d’histoire et de sociologie à l’université de Pennsylvannie, au quotidien "Libération".

Et il n’est pas le seul à rester en retrait. La classe politique américaine en général s’illustre par son mutisme sur cette affaire. "Où est Hillary Clinton, où est Chris Christie, où est Jeb Bush [les probables candidats à la prochaine présidentielle américaine de 2016] ?", a déclaré Al Sharpton, figure de la lutte pour les droits civiques, visiblement agacé par leur silence. "[L’affaire Michael Brown] est un problème majeur, central, et quiconque est candidat à la présidence doit s’exprimer sur le sujet, ou alors, à mon avis, il perdra toute crédibilité", a-t-il ajouté.

La Maison Blanche, soucieuse de ne pas apparaître "dépassée" par le dossier, a toutefois envoyé un signe fort : son ministre de la Justice, Eric Holder, se rendra sur place mercredi 20 août. "La décision d'Obama d'envoyer son procureur général est le signe que le meurtre de l'adolescent est devenu le symbole de quelque chose d'important : un test du système judiciaire", analyse le "Washington Post".