logo

Cannes : "Timbuktu" et "Mr. Turner" illuminent la Croisette

, envoyé spécial à Cannes – Premiers films lancés dans la course à la Palme d'or, la charge anti-djihadiste d'Abderrahmane Sissako et le biopic sur le peintre William Turner, signé Mike Leigh, illuminent par leur puissance visuelle.

Le Festival de Cannes n’a pas tardé à faire oublier la catastrophe "Grace de Monaco". Si le biopic d’Olivier Dahan ne s'est pas montré à la hauteur du glamour tant annoncé, les deux premiers longs-métrages présentés en compétition, jeudi 15 mai, ont respecté leur promesse d’offrir une image essentielle de la manifestation cannoise : le cinéma d’auteur.

"Timbuktu", d’Abderrahamane Sissako, et "Mr. Turner", de Mike Leigh, n’ont rien en commun si ce n’est leur grâce visuelle. Ces deux œuvres picturales constituent certainement une étape dans les filmographies respectives de leurs réalisateurs mauritanien et britannique. Rarement, les deux cinéastes n’avaient apporté autant de soin à l’image, à sa composition, à sa lumière.

"Timbuktu" : chronique de l’absurde en territoire djihadiste

Pour le premier, cette exigence formelle répond à la volonté de faire pièce à l’obscurantisme qui plongea un temps le Nord-Mali dans le noir. Unique production africaine de la compétition, "Timbuktu" revient sur ces heures encore récentes qui virent la férule djihadiste s’abattre comme un fléau sur la Ville aux 333 Saints. De cette période trouble durant laquelle la population vécut brusquement sous la coupe de décisions aussi iniques qu’absurdes, Abderrahmane Sissako tire une pudique chronique dont la poésie et l’humour pince-sans-rire font œuvre de repoussoir au fanatisme religieux.

Rares sont les films qui comme "Timbuktu" donnent l’occasion de voir des combattants islamistes dans leur quotidien le plus banal. L’un se cache pour fumer une cigarette, pourtant prohibée, d’autres discutent des performances de l’équipe de France de football ou dispensent des cours de comédie à de jeunes recrues incapables de s’adresser à une caméra sans s’exclamer "Yo man !" Ironiquement, ce sont quelques-uns de ces hommes de peu de foi qui délivrent leurs oukases au mégaphone ("les femmes doivent désormais porter des chaussettes pour se rendre au marché !", "il est interdit de jouer de la musique !") ou condamnent à la lapidation un couple condamné pour adultère.

Mais il y a dans "Timbuktu" un contraste encore plus saisissant : celui qui oppose la barbarie aveugle à la puissance poétique qui gouverne nombre de scènes. On restera encore longtemps hanté par la dignité retrouvée de cette femme entonnant un chant sous les coups de fouet de la justice islamique. Ou par cette partie de football sans ballon qui, gageons-le, restera parmi l’une des plus belles séquences du Festival.

Huit ans après le magnifique "Bamako", qui mettait en scène le vrai-faux procès intenté par la société civile africaine aux puissantes institutions financières (Fonds monétaire international et Banque mondiale en tête), le cinéaste mauritanien poursuit donc sur la voie du cinéma engagé. Et le cri du cœur que constitue son dernier film risque de résonner encore longtemps.

"Mr. Turner" : magistrale fresque à la beauté lumineuse

Dans un tout autre registre, Mike Leigh repart lui aussi sur des chemins qu'il a empruntés des années plus tôt. Après son réjouissant biopic "Topsy-Turvy" (1999) consacré à deux célèbres auteurs d’opérettes dans l’Angleterre du XIXe siècle, le lauréat de la Palme d’or 1996 (pour "Secrets et mensonges") rempile avec un film en costumes et rouflaquettes. Première biographie présentée en compétition - avant "Saint Laurent" de Bertrand Bonello, "Foxcatcher" de Bennett Miller et "Jimmy’s Hall" de Ken Loach -, son "Mr. Turner" se penche cette fois-ci sur les 23 dernières années de la vie du peintre anglais (1775-1851) dont l’œuvre inspira l’école impressionniste.

Dès le premier plan, le film est à l’image de l’œuvre de William Turner : d’une beauté lumineuse. Visuellement, tout dans cette magistrale fresque respire l’esthétique du maître : la splendeur des paysages, la luminosité crépusculaire, l’architecture minutieuse des panoramas. Au passage, on reconnaîtra au directeur de la photographie Dick Pope d’avoir restitué magnifiquement l’atmosphère iconographique de celui que ses contemporains appelaient le "peintre de la lumière".

William Turner ne dégageait pourtant pas la même majesté que ses toiles. Ours mal léché en proie à la dépression, père ayant renié ses enfants, artiste taciturne méprisant ses pairs, le peintre excellait davantage dans la vie professionnelle que privée. De ce génie masqué, Timothy Spall offre une impressionnante interprétation qui fait déjà de lui un sérieux prétendant au prix d’interprétation masculine (en espérant pour lui que le jury se montre indulgent avec sa légère propension au cabotinage).

Outre le portrait de Turner, s’esquisse en creux celui d’une Angleterre en mutation. Nous sommes au mitan d’un siècle qui vit sa révolution industrielle. Les bateaux à voile, que l’artiste a si souvent peints, tendent à disparaître au profit des machines à vapeur. Pis, les progrès effectués dans le domaine de la photographie menacent carrément de mettre les paysagistes au chômage. Le peintre vit ses derniers jours en pensant son art condamné. Tout en ignorant que plus de 150 ans plus tard, le cinématographe l’aura ressuscité.

-"Timbuktu" d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed, Toulou Kiki, Abel Jafri… (Compétiton)

-"Mr. Turner" de Mike Leigh, avec Timothy Spall, Paul Jesson, Dorothy Atkinson, Marion Bailey… (Compétition)