, correspondante au Pakistan – Au Pakistan, de plus en plus de Pakistanais souffrent d'alcoolisme et les centres de désintoxication se multiplient. Pourtant l'alcool dans le pays est interdit et en consommer est considéré comme un crime. Reportage.
"C’est ici je crois", chuchote le chauffeur. "Ici", c’est le centre médical de Subhan, un centre de désintoxication pour alcooliques. Le sujet est tabou au Pakistan : selon la loi, les musulmans, - 96% de la population - ne sont pas autorisés à boire. Alors, tout est fait pour ne pas se faire remarquer.
Au premier abord, rien ne distingue cette maison en apparence ordinaire des autres habitations, si ce n’est une position légèrement en retrait par rapport au reste du village. Pas d’enseigne, pas de panneau, rien qui pourrait trahir les activités de ce centre très spécial, situé à une heure du centre d’Islamabad. "Notre plus grande crainte et celle de nos patients ce sont les islamistes, confie Nadeem Ghalib, un psychologues spécialiste de l’addiction qui a créé le centre il y a sept ans. Ils n’hésiteraient pas à nous tuer s’ils venaient à découvrir ce que nous faisons ici."
Des risques qui nécessitent une étroite protection : quatre vigiles armés et plusieurs caméras surveillent l’enceinte en permanence. À l’intérieur, une armée d’êtres hagards et décharnés déambule. Certains prient, d’autres se reposent. Entassés dans des dortoirs à peine chauffés qui sentent la sueur et le renfermé, ils alternent thérapies de groupe et activités – jeux de société, puzzles…- "pour stimuler le cerveau". Au total, seize soignants s’occupent de trente-deux patients – uniquement des hommes -, venus rompre leur dépendance à l’alcool.
"J’aime boire, pour être heureux"
Assommés par les médicaments, ils ont les yeux dans le vide. Ahmed Ali est l’un d’entre eux. Âgé d’à peine seize ans, il est là depuis deux mois. "C’est ma deuxième rechute cette année, confesse-t-il, en regardant ses pieds. J’aime boire, pour être heureux"." Originaire de Peshawar, une ville conservatrice du nord-ouest du pays, Ahmed se saoulait tous les jours à la vodka avec l’argent de poche que lui donnait son père. "Je restais enfermé dans ma chambre pour que personne ne me voit mais ma famille a fini par découvrir le pot aux roses et m’a envoyé ici."
Il assure avoir compris la leçon et affirme qu’il "ne boira plus jamais de sa vie car il en a "ras le bol d’être enfermé". "Et puis c’est ma dernière chance ou ma famille me jettera dehors", lance-t-il en baissant à nouveau les yeux. Dans ce centre, les familles des patients sont systématiquement impliquées dans les processus thérapeutiques. "La participation des proches est indispensable, explique Nadeem. Sans eux, le malade n’aurait personne sur qui compter et serait mis au ban de la société".
Mort sociale
Au Pakistan, les apparences font et défont les réputations, entraînant la mort sociale de tout individu qui ne rentrerait pas dans le moule. Un tel système exclut donc les alcooliques des cercles fréquentables. "J’ai honte, confie un autre patient, qui ne souhaite pas révéler son nom. En dehors de ma famille qui me soutient, personne ne doit savoir ce que j’ai fait". Pour lui, l’alcool était un divertissement. "On n'a rien à faire pour s’amuser ici, plaide-t-il. J’achetais des bouteilles et je buvais avec quelques amis". Pour s’approvisionner, il explique que le plus simple est d’avoir recours aux trafiquants de confession chrétienne, les seuls ressortissants pakistanais autorisés à acheter de l’alcool.
Malgré le risque d’exclusion sociale, de plus en plus de Pakistanais boivent jusqu’à l’addiction : chaque année, le centre Subhan traite un nombre croissant d’individus dépendants à l’alcool, notamment des jeunes. Pour Nadeem, les difficultés et les frustrations quotidiennes favorisent les comportements extrêmes. "La prohibition produit l’effet inverse à celui escompté, ajoute-t-il. Ici, les gens ne boivent pas pour le plaisir mais pour braver un interdit et pour oublier leurs soucis. Du coup ils se saoulent et sont prêts à ingurgiter n’importe quoi".
Trafics
Un problème selon lui amplifié par le fait que les liqueurs fortes – dérivés de whisky ou de vodka - sont vendues à des prix plus abordables que les boissons moins chargées. "C’est une catastrophe, se lamente-t-il. Faute de marché - en dehors de la contrebande -, les gens fabriquent leur propre alcool ou achètent n’importe quoi". Une trentaine de personnes auraient péri ces derniers mois après avoir abusé de mélanges toxiques, fabriqués pour certains "avec des pommes de terre". Par ailleurs, un nombre croissant d’individus souffrirait de maladies liées à une consommation excessive d’alcool. Problèmes de foie, digestifs ou des reins… Nadeem estime que ces pathologies ont augmenté "d’au moins 10% ces cinq dernières années au Pakistan". L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) ne dispose pas, elle, de statistiques récentes.
Pourtant, la consommation et la vente d’alcool sont interdites dans trois des quatre provinces du Pakistan. Depuis 1977, c’est même un crime, passible en théorie de quatre-vingt coups de fouet et d’un mois d’emprisonnement. L’aide est rare, concentrée dans les grandes villes et onéreuse. Si les centres de désintoxication se multiplient en toute discrétion à Islamabad – la capitale en compterait une quinzaine -, leur coût est souvent prohibitif. "La plupart de nos patients sont issus des classes moyennes ou aisées car ici, la thérapie coute entre 200 et 700 euros par mois et doit durer minimum trois mois !" révèle Gulnaz, psychologue au centre Subhan. Le salaire moyen au Pakistan est d’environ 60 euros par mois.
Mais avec l’augmentation de l’insécurité et du chômage, les centres ne désemplissent pas. "L’alcoolisme est un des gros problèmes de notre société, affirme Maria, une autre psychologue. Tant que les gens auront des raisons de boire, il y aura un risque de rechute".