
Inspiré d'une BD à succès, "Quai d'Orsay" de Bertrand Tavernier, en salles mercredi, s'immisce dans la machine diplomatique française. Avec, en chef mécano, un double de Dominique de Villepin dispersé, mais capable de fulgurances.
Les vigilants citoyens avides de révélations susceptibles de faire chanceler la République française risquent d’en être pour leurs frais. Qu’on se le dise, "Quai d’Orsay", qui sort dans les salles françaises ce mercredi 6 novembre, ne recèle aucun de ces secrets que la raison d’État oblige à circonscrire dans l’enceinte du ministère des Affaires étrangères. Ceux qui connaissent la bande dessinée à succès de Christophe Blain et Abel Lanzac dont s’inspire le film le savent : ces "chroniques diplomatiques", aujourd’hui portées à l’écran par Bertrand Tavernier, n’ont rien d’un docu-fiction dont l’ambition serait de mettre au jour les plus inavouables agissements de la diplomatie bleu-blanc-rouge.
Contrairement à "L.627" dans lequel le cinéaste s’était attaché à décrire avec force réalisme le quotidien d’une brigade parisienne des stups, le film "Quai d’Orsay", au même titre que la BD dont il est tiré, lorgne davantage du côté de la pantalonnade, du burlesque, de la mascarade. Moins WikiLeaks que commedia dell’arte, donc.
Il faut dire que le ministère des Affaires étrangères - ses lambris, ses dorures, ses rideaux rouges - confine à la salle de théâtre. Mais plus que le décorum, ce sont les personnages de "Quai d’Orsay" - éminents conseillers, infatigables gratte-papiers, obscurs techniciens chargés de crypter les télégrammes diplomatiques… - qui nous rappellent qu’en ces lieux tout est affaire de représentation. En chef de troupe, le pétulant ministre des Affaires étrangères Alexandre Taillard de Worms (Thierry Lhermitte) incarne la flamboyance et le panache que la France aime tant impulser à sa politique extérieure.
"Ce qu’il y a de plus important : le langage"
Pas besoin d’avoir fait Science-Po pour reconnaître en ce vieux beau, amateur de poésie et de jogging, un certain Dominique de Villepin. Tout en lui rappelle celui qui dirigea la diplomatie française entre 2002 et 2004 : sa crinière poivre et sel, son éloquence et sa vision du monde. Tout comme l’original, la copie croit au destin de la France, dont le prestigieux héritage historique et culturelle lui donne obligation d’émettre ses avis dans le concert des nations.
C’est au cœur de cette mécanique très gaullienne que le jeune Arthur Vlaminck (Raphaël Personnaz) se retrouve catapulté. Fraîchement diplômé de l’ENA, le trentenaire est ce sang neuf qu’Alexandre Taillard de Worms entend infuser à son équipe de vieux diplomates dont "le cerveau est depuis longtemps cramé". Alors qu’aucun bureau ne lui a encore été attribué, l’impétrant se voit confier par le ministre "ce qu’il y a de plus important : le langage". En clair, la rédaction de ses discours. Et la tâche est loin d’être une sinécure.
Le piquant de "Quai d’Orsay" tient en ce qu’il fait de cette mise en mots de la doxa française sa principale trame narrative. De la première mouture d’un texte à sa validation, Arthur Vlaminck doit lever bien des obstacles. Ceux que lui opposent, d’abord, les conseillers Afrique ou Moyen-Orient davantage prompts à défendre leur pré carré qu’une vision globale de l’Hexagone. Mais aussi, et surtout, ceux que dresse, presque involontairement, le fougueux chef de la diplomatie.
Des vertus du Stabilo
À force de disserter sur la nécessité de construire un discours en trois parties ("unité, légitimité, efficacité") ou d’élucubrer sur les vertus d’un bon Stabilo (amusante scène où le ministre juge la qualité d’un livre à son nombre de passages "stabilotés"), Alexandre Taillard de Worms brouille davantage les lignes qu’il ne les clarifie. À tel point qu’à quelques heures d’un discours crucial sur l’entrée de l’Allemagne au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, Arthur ne connaît toujours pas la position officielle de Paris. Et ce ne sont pas les écrivains-poètes-littérateurs chargés par le ministre lui-même d’injecter un peu de romantisme dans le jargon technocratique qui vont lui faciliter la tâche…
Il faut en fait toute la sérénité et l’expérience du directeur de cabinet Claude Maupas (excellent Niels Arestrup) pour mettre un peu d’ordre dans la maison. Imperturbable diplomate, cet homme de l’ombre semble être le seul capable de calmer les ardeurs de son turbulent patron. Ou de désamorcer, dans la plus grande discrétion, les crises qui menacent les intérêts de la France dans le très instable Lousdémistan (qu’on comprendra vite être l’Irak de Saddam Hussein).
Espiègle et mordante farce, les ressorts comiques propres à la bande dessinée résistent parfois mal au passage sur grand écran. Néanmoins, "Quai d’Orsay" se garde bien de verser dans la méchanceté gratuite. Entre deux bouffonneries, Alexandre Taillard de Worms peut aussi être saisi de fulgurances. Comme en ce pays africain nommé Oubanga (comprendre la Côte d’Ivoire) où il n’hésite pas à défier physiquement une population anti-française. Ou en prononçant ce discours au Conseil de sécurité de l’ONU dans lequel il clame l’opposition de la France - ce "vieux pays d'un vieux continent qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie" - à une intervention militaire au Lousdémistan. Le film s’achève sur cet acte de bravoure diplomatique, avant de dire si, contrairement à ce qui se passa réellement en 2003 avec les protagonistes de l’époque, il avait pu empêcher une guerre.