
Les drapeaux israélien et américain sur une table de conférence du Pentagone, le 26 mars 2024. © Jacquelyn Martin, AP
Un séisme discret secoue les couloirs du Capitole, selon le New York Times. Pour la première fois, le chef de file des démocrates à la Chambre des représentants, Hakeem Jeffries, a accepté l'appui de J Street, un groupe de pression qui prône une solution à deux États et critique ouvertement le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Depuis 2008, cette organisation s'efforce de concurrencer l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee), le lobby pro-israélien le plus puissant de Washington, auquel Hakeem Jeffries était jusque-là étroitement associé. Son choix marque une rupture symbolique.
La décision a surpris : l'animateur de radio Charlamagne Tha God l'avait même affublé du surnom "Aipac Shakur", du nom du rappeur décédé Tupac Shakur – connu pour sa loyauté envers sa communauté et son franc-parler –, suggérant que le leader démocrate était plus fidèle à l'Aipac qu'à ses propres électeurs. Selon Steven Ekovich, professeur émérite à l'Université américaine de Paris, le virage était inévitable : "Hakeem Jeffries doit composer avec une base démocrate plus jeune, progressiste et critique d'Israël. Son défi est d'attirer cette mouvance grâce à J Street, sans perdre l'appui traditionnel de l'Aipac."

Un lobby historique fragilisé
Depuis des décennies, l'Aipac domine le jeu politique grâce à ses financements et son influence au Congrès. Avec plus de cinq millions de membres revendiqués, il s'assure de la continuité de l'aide militaire à Israël et du veto américain aux résolutions de l'ONU condamnant la politique israélienne à Gaza et en Cisjordanie. "C'est un lobby qui a toujours été très efficace parce qu'il comprend les rouages de prise de décision à Washington", analyse Steven Ekovich. "Ses membres sont toujours présents lors des audiences des commissions qui discutent de toute question touchant à Israël."
Sa force réside aussi dans sa capacité à sanctionner les élus jugés hostiles à Israël : l'an dernier, plus de 23 millions de dollars ont été dépensés pour battre les représentants Cori Bush (Missouri) et Jamaal Bowman (New York), farouchement opposés à l'aide américaine à Israël. L'Aipac a également investi plus d'un million de dollars dans une primaire démocrate de l'Oregon afin de faire gagner la candidate Maxine E. Dexter face à une adversaire qualifiée d'"anti-israélienne", soutenue par J Street et Bernie Sanders.
Mais la guerre à Gaza a modifié la donne. L'appui inconditionnel de l'Aipac à Benjamin Netanyahu et son discours présentant l'offensive israélienne comme une guerre "juste et morale" heurtent désormais une partie croissante des démocrates et de leurs électeurs. Plusieurs élus qui recevaient traditionnellement de grosses sommes d'argent du lobby, comme Morgan McGarvey (Kentucky), Deborah Ross et Valerie Foushee (Caroline du Nord), ont publiquement refusé tout futur don. Valerie Foushee a même cosigné le Block the Bombs Act, visant à suspendre les livraisons d'armes à Israël tant que certaines conditions humanitaires ne sont pas respectées.
"L'Aipac n'est plus intouchable"
Pour Marie Assaf, docteure en sciences politiques à l'EHESS, cette prise de distance s'explique aussi par une réalité électorale, à un peu plus d'un an des élections de mi-mandat : "Un tournant s'opère au sein du Parti démocrate. Puisque le soutien inconditionnel de Kamala Harris à Israël a pu lui coûter des voix lors de la dernière présidentielle, les démocrates veulent faire mieux. Critiquer Israël n'est plus un risque politique, mais devient, par extension, une stratégie viable et même nécessaire, dans certaines circonscriptions clés, pour regagner l'appui d'une base électorale jeune et très engagée en faveur de la Palestine."
Face à ce désengagement, le lobby pourrait toutefois sortir un argument : l'argent. "Il va être de plus en plus compliqué de financer les campagnes électorales américaines telles qu'elles existent actuellement", prévient Marie Assaf. "L'argument de l'Aipac serait de dire aux démocrates : si vous voulez rivaliser avec les multimilliardaires qui soutiennent les républicains, vous ne pouvez pas vous passer de nos dons."

Le désengagement se manifeste également dans les rites politiques : les voyages annuels organisés par l'Aipac en Israël, autrefois incontournables pour les nouveaux membres du Congrès, sont de plus en plus boudés. En 2019, plus de 40 démocrates y participaient ; cette année, ils n'étaient plus que 14. "L'Aipac était intouchable. Aujourd'hui, les démocrates osent rompre et dire qu'il ne l'est plus", note Marie Assaf.
Des appuis solides
Ce mouvement traduit un glissement plus large de l'opinion publique. Un récent sondage du New York Times et de la Siena University a montré l'effritement du soutien américain à Israël et une nette désapprobation de la gestion de la guerre à Gaza. Même certains élus réputés proches de l'Aipac, comme Ritchie Torres ou Cory Booker, ont reconnu la famine et la gravité de la crise humanitaire, Ritchie Torres allant même encore plus loin en comparant la guerre à Gaza au "bourbier" de la guerre en Irak, relate le magazine New York.
L'Aipac, qui continue de financer plus de la moitié des élus démocrates et le reste de l'équipe de direction démocrate de la Chambre, garde cependant des appuis solides. Trente parlementaires démocrates, ayant perçu au total 56 millions de dollars de dons de l'Aipac et d'autres organisations pro-Israël, ont récemment exhorté Marco Rubio à bloquer toute reconnaissance de l'État de Palestine à l'ONU. Selon le site Track Aipac, ces élus ont également voté en faveur de milliards de dollars d'aide militaire à Israël.
"Le soutien des États-Unis à la sécurité d'Israël demeure indéfectible", rappelle Steven Ekovich. "Néanmoins, ce basculement pourrait influencer certaines décisions secondaires, comme la pression diplomatique sur la colonisation ou les livraisons d'armes."