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Cinéma : la guerre Kechiche-Seydoux, objet de curiosité aux États-Unis

L’échange d’amabilités que se livrent par presse interposée le réalisateur et la comédienne de la Palme d’or "La Vie d’Adèle" ne laisse pas d’étonner une critique américaine davantage habituée à des campagnes promotionnelles sans aspérités.

C’est une guerre qui, vue de l’autre côté de l’Atlantique, s’apparente à un énorme gâchis. Comment les trois récipiendaires de la dernière Palme d’or pour la romance lesbienne "La Vie d’Adèle" peuvent-ils se laisser aller à un tel déversement d’animosité dans la presse ?

Depuis la rentrée, pas une semaine ne se passe sans que le réalisateur Abdellatif Kechiche et le duo d’actrices Léa Seydoux-Adèle Exarchopoulos ne lavent leur linge sale en public. Début septembre, les deux actrices, alors en tournée promotionnelle en Amérique du Nord, où "La Vie d’Adèle" était présenté aux prestigieux festivals de Toronto et de Telluride, lançaient les hostilités en affirmant qu'elles ne tourneraient plus avec le cinéaste tuniso-français. Dans une interview au site internet américain The Daily Beast, les deux jeunes femmes décrivaient par le menu les conditions de tournage "horribles" imposées par le réalisateur, notamment lors des longues et explicites scènes de sexe.

Après avoir un temps gardé le silence, Abdellatif Kechiche ne cache plus son ressentiment à l'égard de ses actrices, Léa Seydoux en tête. Dernière réponse en date : l’interview accordée à l’hebdomadaire "Télérama" dans laquellle il confie ne plus vouloir que son long-métrage sorte en salles. "Léa Seydoux vole la vedette au film, ainsi qu’à Adèle Exarchopoulos, et elle ne mesure pas les conséquences désastreuses de ses propos [...]. Moi, je n’irai pas voir le film du cinéaste sadique et tyrannique dont on fait le portrait aujourd’hui ! C’est comme si on se rendait à un mariage en sachant qu’en vérité les mariés se détestent."

Auto-sabotage

De l'autre côté de l'Atlantique, où la moindre production cinématographique fait l’objet d’une promotion lisse et bien huilée, ce grand déballage public déroute quelque peu. Médusée par la véhémence des échanges, la presse spécialisée ne cache pas ses craintes de voir le destin de "La Vie d’Adèle", dont la sortie est prévue le 25 octobre aux États-Unis, en être passablement affecté.

"Je n’ai pas souvenir d’un autre film qui, bénéficiant d’une telle aura, voit sa sortie en salles sabotée par les rancoeurs qui règnent au sein de l’équipe, affirme à FRANCE 24 Mark Harris, historien américain du cinéma. J’ose espérer que ‘La Vie d’Adèle’ sera bien reçu aux États-Unis, mais le film est long [2 heures 59, ndlr], en langue étrangère, et son contenu controversé. La mauvaise publicité qui entoure désormais le film risque de dissuader les personnes qui hésitaient à aller le voir."

En clair, les distributeurs américains que sont Sundance Selects et IFC Films ne pouvaient imaginer pire communication pour leur poulain français. "Pour ce genre d’œuvre qui contient des scènes de sexe explicites, il fallait surtout vendre l’idée qu’aucun acteur ne s’était senti exploité, maltraité ou manipulé. Mais cette bataille aujourd’hui est pratiquement perdue", tranche Mark Harris.

"Rafraîchissant"

L’empoignade à laquelle Kechiche et ses actrices se livrent à distance est d’autant plus incompréhensible aux yeux des Américains que "La Vie d’Adèle", auréolé de son Graal cannois et d’un accueil critique dithyrambique, avait toutes les chances de qualifier la jeune Adèle Exarchopoulos pour la course à l’Oscar de la meilleure actrice.

"Ces âpres échanges sont particulièrement inhabituels car ils interviennent en pleine saison des Oscars, une période durant laquelle réalisateurs et acteurs répètent ad nauseum combien ils se sont amusés à travailler ensemble, rappelle le "Los Angeles Times". Pour le quotidien californien, la brouille Kechiche-Seydoux exhale même un souffle salutaire sur l'univers par trop déférent et compassé du septième art à la Hollywood.  "Cet étonnant – d’autres diraient rafraîchissant – règlement de comptes permet au final de voir à quel point un tournage peut-être compliqué et montre que derrière la proprette façade de la promotion se cachent des êtres humains complexes",

Un conflit sur fond de défiance sociale ?

D’autres voient dans l’inimitié aujourd’hui consommée entre Abdellatif Kechiche et Léa Seydoux l’expression de la défiance mutuelle que peuvent nourrir deux individus réunis au sein de ce qu’on appelle la "grande famille du cinéma français" mais issus de milieux sociaux différents. "Je pense qu’il faut tenir compte de l’aspect politique que revêt le fait qu’un réalisateur tunisien soit attaqué par une 'aristocrate blanche'", a ainsi pointé sur Twitter Sam Adams, l’un des rédacteurs en chef de l’influent site Indiewire.

Arrivé à Nice à l’âge de 6 ans, le cinéaste natif de Tunis n’a, lui-même, pas hésité à jouer sur cette corde sociale, renvoyant la comédienne de 28 ans à son statut de petite-fille de Jérôme Seydoux, ancien président de la prestigieuse société de production Pathé. "Si Léa n'était pas née dans le coton, elle n'aurait jamais dit cela, avait réagi le réalisateur à Los Angeles au lendemain de l’interview du Daily Beast. Et le cinéaste pourtant multi-césarisé (pour "L’Esquive" en 2005, et "La graine et le mulet" en 2008) d’ajouter : "Léa Seydoux fait partie d'un système qui ne veut pas de moi car je dérange. […] Les ouvriers souffrent, pas les actrices adulées qui vont sur les tapis rouges."

L’exception culturelle française

De cet échange d’amabilités, les plus cinéphiles préfèrent ne retenir que le film en lui-même. "Je me fiche de savoir combien le tournage de ‘La Vie d’Adèle’ fut conflictuel. Le film est fini. Il est magnifique. Pourquoi ne pas se taire tout simplement ?”, s’est agacé sur Twitter Guy Lodge, critique à "Variety".

Se taire, la chose semble difficile en France où critiques, journalistes et commentateurs en tous genres se gargarisent des polémiques qui, à l’instar de l’exil de Gérard Depardieu ou des "exubérants" salaires des acteurs hexagonaux, agitent régulièrement l’industrie du cinéma. Le scandale plutôt que la bienséance, c’est peut-être aussi cela l’exception culturelle française.