FRANCE 24 a reçu Gilles Kepel, politologue et auteur de nombreux ouvrages sur le monde arabe contemporain. Il nous livre son analyse de la situation chaotique en Égypte, depuis que l'armée a déposé, le 3 juillet, le président islamiste Mohamed Morsi.
L’Égypte sombre dans le chaos depuis la destitution par l'armée et le général Al-Sissi du président démocratiquement élu Mohamed Morsi, issu de la confrérie des Frères musulmans. Éclairage de Gilles Kepel, politologue français, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, également auteur de nombreux ouvrages sur ces questions. (Extraits de l’Entretien, émission du 20 août 2013)
FRANCE 24 : Une atmosphère de haine profonde semble dominer en ce moment en Égypte. Qu’en est-il ?
Gilles Kepel : Je connais l’Égypte depuis 35 ans, je n’ai encore jamais connu ce genre de situation. À l’époque, je faisais ma thèse sur l’assassinat de Sadate en 1981 [Anouar el-Sadate, chef de l’État égyptien entre 1970 et 1981] par les islamistes. Même à ce moment-là, il n’existait pas cette haine qui scinde aujourd’hui le pays en deux.
Ce que je vois aujourd’hui du pays me fait penser à ce qui se passe en Syrie. La manière, en Égypte, dont les uns parlent des autres, me fait penser à la manière dont les pro-Assad parlent des anti-Assad et vice-versa. Chacun est persuadé qu’il faut éliminer l’autre, sinon il sera éliminé. C’est l’esprit, la mentalité qui règne en ce moment en Égypte.
L’Égypte risque-t-elle de sombrer dans la guerre civile ?
On a l’impression qu’on assiste à une épreuve de force. L’armée jouit pour le moment d’un avantage parce qu’elle possède la force exécutive. Mais il faut garder en tête que la les Frères musulmans, qui existent en Égypte depuis 1928, est la deuxième force la mieux organisée du pays après l’armée.
Tout ceci ressemble à ce qui s’est passé en 1954, lors de la première grande répression (la grande épreuve, comme l’appellent les Frères) orchestrée par Nasser. Ce dernier a envoyé à l’échafaud les principaux dirigeants de la confrérie et enfermé les autres dans des camps de concentration. C’est, du reste, dans les camps qu’est née l’idéologie radicale des Frères, celle dont se prévalent aujourd’hui les dirigeants d’Al-Qaïda.
Le risque principal, c’est celui de voir différentes tendances armées, qui échappent à l’autorité de la confrérie, émerger. On voit déjà ce qu’il se passe en ce moment dans le Sinaï. Pour l’instant, il ne faut préjuger de rien. Mais les germes d’une guerre culturelle entre les pro et les anti-islamistes sont là.
N’existe-t-il pas de troisième voie ? Les libéraux, lors de l’élection de 2012, s’étaient rangés aux côtés de Mohamed Morsi…
Les Frères ont réussi ce tour de force d’avoir provoqué des antagonismes dans une très grande partie de la population. En juin 2012, Morsi a obtenu une courte majorité au second tour de l’élection présidentielle, grâce notamment aux libéraux. Ils ont voté pour Morsi pour éviter de se trouver avec, à la tête de l’Égypte, le général Ahmed Chafik, l’ancien Premier ministre de Moubarak. Ils souhaitaient d’autant moins se retrouver avec un militaire au pouvoir que le Conseil supérieur des forces armées, dirigé par le général Tantaoui, avait réprimé les libéraux, les socialistes, les coptes avec beaucoup de brutalité entre la chute d’Hosni Moubarak [Février 2011, NDLR] et l’élection de Mohamed Morsi.
Aujourd’hui, ces libéraux, qui se sont séparés de Mohamed Morsi pendant sa présidence, se retrouvent du coté de l’armée qui les a autrefois réprimés. On est dans une situation paradoxale.
De plus, le général Al-Sissi peut se permettre de prendre avec désinvolture les pressions américaines, l’Arabie saoudite, qui pèse de tout son poids, ayant mis 12 milliards de dollars sur la table, soit dix fois le montant de l’aide militaire américaine.