Depuis le début du ramadan, Une Chorba pour tous sert chaque soir un millier de repas de rupture de jeûne pour les plus démunis. Reportage dans le restaurant temporaire installé par l'association dans le nord-est de Paris.
Les femmes et les enfants à gauche, les hommes à droite. La distribution des repas ne démarre que dans une heure, mais ils sont déjà une petite centaine à former deux files distinctes à l’entrée du chapiteau provisoire de l’association Une Chorba pour tous. Coincé entre des immeubles en construction qui font aujourd’hui office de décor à la porte des Lilas, dans le nord-est de Paris, le barnum accueille chaque soir depuis le début du mois du ramadan un millier de personnes qui, faute de moyens, ne peuvent rompre le jeûne quotidiennement.
Devant la grille attendent patiemment des femmes voilées et leur poussette, des vieilles dames à cabas, des grands-pères aux costumes élimés, des jeunes hommes en baskets et des gros malabars dont la langue trahit des origines est-européennes.
Créée il y a 21 ans, Une Chorba pour tous, qui tient son nom de cette soupe traditionnelle très prisée au Maghreb, permet aux plus démunis de bénéficier, sans distinction de religion, d’un dîner à emporter chez eux ou à consommer sur place à la nuit tombée. "Nous recevons des musulmans qui observent le ramadan mais aussi des non-pratiquants, des non-musulmans, des sans-abri, des alcooliques, des gens de tous les âges, précise Hakim Didouche, président depuis mars dernier de l’association. Nous ne sommes pas là pour faire de différences, les portes sont ouvertes à tout le monde."
"Je suis bien mieux ici que chez moi"
20 heures. Alors que les premiers bénéficiaires viennent chercher les colis alimentaires qu’ils rapporteront chez eux, à l’intérieur, sur les larges et longues tables en bois cernées de bancs encore inoccupés, une dizaine de bénévoles en chasuble jaune disposent les dattes qui composeront, avec la demi-baguette de pain, le yaourt et la fameuse chorba, le menu proposé par l’organisation. En ce premier jour d’août où l’imperturbable mercure parisien s’est arrimé au 33 degrés Celsius, le réfectoire habillé d’une large toile plastifiée a accumulé suffisamment de chaleur pour que l’une des volontaires se sente légèrement défaillir. Trois coups d’éventail et une rasade d’eau sur la nuque plus tard, Wassila, 34 ans, recouvre ses esprits. "Je suis bien mieux ici de toutes façons, j’habite une chambre de bonne et il y fait une chaleur étouffante", confie la jeune femme après qu’on lui a proposé de la ramener chez elle.
Ils sont une trentaine de volontaires à venir chaque jour prêter main forte à Une Chorba pour tous, qui ne compte, en tout et pour tout, que trois salariés. Étudiants, employés, jeunes chômeurs, femmes au foyer ou retraités s’attèlent dans la bonne humeur à l’exécution de tâches auxquelles ils ne sont d’ordinaire pas affectés. Le temps d’un service, on s’improvise donc cuistot, éplucheur de légumes, serveur, chef de rang et parfois même videur lorsqu’à table des esprits s’échauffent.
"Je viens ici pour aider, pour faire du bien et donner un peu de ma personne, indique Issène, 22 ans. En ce mois saint du ramadan, on se sent obligé de redoubler d’effort dans l’entraide. Et, au final, on en tire une satisfaction morale." De son côté, Wassila, d’origine algérienne, y voit également une façon de revivre les ruptures de jeûne de ses années de jeunesse : "Pendant la distribution, on se parle en arabe. J’ai l’impression d’être en famille, en Algérie, j’y retrouve la même langue, les mêmes traditions".
Cheveux blancs, ébouriffés ou gominés
21 heures. À une demi-heure de l’iftar, les bénévoles mettent la dernière main aux préparatifs. Ici, on coupe dans une cadence quasi industrielle les dernières baguettes de pain, là, on dresse les assiettes de zlabias, appétissantes pâtisseries tunisiennes sur lesquelles se sustentent une escouade de guêpes trop indisciplinées pour attendre le début du repas.
Au-dessus des tables s’alignent progressivement des têtes aux cheveux blancs, ébouriffés, gominés ou dissimulés sous une casquette. En guise de compte à rebours, une sono diffuse des versets du Coran annonçant l’imminence du souper. Dans un même élan, les centaines de personnes attablées mettent leur premier verre à la bouche signe que la fin du jour a été officiellement décrétée.
21 heures 45. Dans ce qui fait office d’arrière-cuisine, les stocks de bouteilles d’eau, de soda et de lait fermenté s’amenuisent à vue d’œil. Encore sous leurs films plastiques, les piles du magazine "Culture Qatar" viennent quant à elles rappeler que l’émirat fait partie des donateurs qui, espèces sonnantes et trébuchantes, permettent à l’association de servir entre 1 000 et 1 200 couverts chaque soir du ramadan. Outre le riche État du Golfe, une célèbre entreprise spécialisée dans le transfert d’argent apporte une aide financière. "Mais ce sont les particuliers qui, en cette période, participent le plus aux dons", affirme Hakim Didouche. La Mairie de Paris intervient quant à elle matériellement en mettant à disposition, notamment, le terrain du XXe arrondissement sur lequel Une Chorba pour tous a installé son chapiteau.
"Une part de mon identité que je ne peux oublier"
22 heures. C’est désormais dans un joyeux brouhaha que les bénéficiaires profitent de la collation. Venue avec Khalid, son compagnon de trois ans son aîné, Warda, 28 ans, se réjouit de cette atmosphère festive qu’elle ne se doutait pas retrouver en quittant, il y a un mois, sa famille résidant dans le Maine-et-Loire (ouest de la France). "La rupture du jeûne est quelque chose auquel je suis très attachée. C’est une part de mon identité que je ne peux pas oublier", confesse-t-elle. Sans logement ni revenu, le couple s’est rendu porte des Lilas il y a seulement deux semaines, lorsque Khalid, ancien bénévole pour Une Chorba pour tous, s’est souvenu des distributions de l’association en temps de ramadan. "Avant, nous faisions quelques courses et mangions ensemble dans notre véhicule ou dans un hôtel. Mais ce qui fait du bien, ici, c’est de pouvoir bénéficier d’un plat chaud. On retrouve une chaleur que l’on n’a pas, même en été."
Plus loin, à une autre table, Seddik, "la quarantaine, qui bosse de temps en temps", n’observe pas le jeûne mais dit faire le déplacement du département des Hauts-de-Seine pour l’ambiance et la convivialité. "On ne lie pas forcément des amitiés, mais au moins on rencontre des gens. Le repas du ramadan, j’y participe pour le côté traditionnel, pour le folklore plus que pour la foi", sourit-il en se roulant une cigarette.
"Les conversations, cela déclenche parfois des bagarres"
22 heures 30. En attendant le deuxième service, celui des "retardataires", quelques hommes et femmes, ici et là, s’attardent au réfectoire. Saïd, 62 ans, scrute, chemise ouverte, le va-et-vient des volontaires en chasuble. "Je vis seul à Paris et il est important de rompre le jeûne dans cette ambiance. Je suis en France depuis 52 ans et n’ai pas fait le ramadan pendant des années. Maintenant que je suis à la retraite, j’essaie d’être plus pratiquant." Aussi heureux soit-il de partager des repas d’iftar pleins d’entrain, ce retraité du bâtiment reste dur d’approche. "Je n’aime pas beaucoup discuter. Quand je ne connais pas, je ne parle pas. Les conversations, cela déclenche parfois des bagarres". Ce soir-là, aucune algarade n’aura perturbé le dîner. Si ce n’est une dame qui, visiblement énervée de ne pouvoir choisir sa place, aura bruyamment manifesté son accès de colère par de retentissants "sheitan" ("diable" en arabe) lancés à la cantonade.
23 heures. Au fur et à mesure que le restaurant se vide, plusieurs bénévoles s’accordent le temps d’une cigarette. Dans quelques jours, le 9 août, la structure métallique dans laquelle ils auront servi pas moins de 60 000 chorbas sera démontée. Non sans qu’une fête de l’Aïd el-Fitr, qui marque la fin du ramadan, n’y soit d’abord organisée. Dès le lendemain, Une Chorba pour tous continuera toutefois de distribuer des colis alimentaires. À l’origine active uniquement durant le mois saint, l’association sert quotidiennement, depuis cinq ans, des repas à Stalingrad, dans le XIXe arrondissement de Paris. Durant toute l’année 2012, elle avait ainsi distribué plus de 500 000 repas.