logo

Face au mouvement contestataire en Turquie, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan affiche sa fermeté quand le président Abdullah Gül se montre plus conciliant. Deux styles distincts qui en disent long sur la rivalité entre les deux hommes.

D’un côté, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, se montre intraitable avec le mouvement de contestation qui agite la Turquie depuis cinq jours. "Nous ne céderons rien à ceux qui vivent main dans la main avec le terrorisme, a clamé, lundi 3 juin, l’homme fort du pays issu du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qui rejette également les accusations d’usage excessif de la force contre les "pillards".

De l’autre, le chef de l'État, Abdullah Gül, également étiqueté AKP, affiche un discours plus conciliant en lançant un appel au calme, dès le samedi 1er juin, en affirmant qu'"une démocratie ne signifie pas seulement [une victoire] aux élections". "Il est tout à fait naturel d'exprimer des opinions différentes (...) par des manifestations pacifiques", a-t-il proclamé. Ce à quoi Erdogan répond, par médias interposés : "Je ne sais pas ce qu'a dit le président, mais pour moi la démocratie vient des urnes".

it
Reportage place Taksim après le retrait de la police
Les manifestations en Turquie mettent en lumière la rupture entre Erdogan et Gül

Le ton est donné. Erdogan, 59 ans, et Gül, 63 ans, ont pourtant évolué côte à côte ces vingt dernières années. Dans les années 1990, ils incarnaient la tendance réformiste de la mouvance islamiste, à travers le parti islamiste Refah ("prospérité") de Necmettin Erbakan, avant de participer, en 2001, à la création de l’AKP, qui s’affirme comme un parti moderne et libéral. C’est d’abord Gül qui occupe le poste de Premier ministre (2002-2003) pour assurer l’intérim de son allié en raison de son inéligibilité. Erdogan lui succède en 2003 : son arrivée au pouvoir correspond à une période de forte croissance économique dans le pays qui donne une certaine fierté aux Turcs. L’homme fort de Turquie est réélu Premier ministre en 2007 et en 2011. Pendant ce temps, Gül occupe le poste de ministre des Affaires étrangères (2003-2007) avant de devenir président.

L’élection présidentielle de 2014 en toile de fond

Les premiers désaccords entre les deux hommes apparaissent dès la fin de 2011, lors des élections législatives, note Ariane Bonzon, chroniqueuse sur la Turquie pour Slate.fr. "Avec son style très autoritaire, Erdogan n’a pas hésité à écarter les proches de Gül de la liste des candidats à la députation", précise-t-elle. "À l’origine de cette rupture, [il y a] leur volonté à tous les deux de devenir le prochain président lors de l’élection présidentielle en août 2014". Car Recep Tayyip Erdogan, qui ne peut plus prétendre à un nouveau mandat de Premier ministre, ne cache plus ses ambitions de devenir président de la République à condition qu’il arrive à mener à bien son projet de modifier la Constitution afin de concentrer plus de pouvoir autour de cette fonction - à l’origine simplement honorifique. Mais le chef de l’État sortant entend bien rester à son poste puisqu’il a encore la possibilité de briguer un second mandat.

Si les deux hommes n’ont pas encore officialisé leur candidature à l’élection présidentielle, au cours de laquelle les Turcs voteront au suffrage universel pour la première fois, la campagne a, semble-t-il, déjà commencé. Selon Ariane Bonzon, Abdullah Gül reçoit et consulte bien au-delà de son cercle politique et serait bien en train de "se préparer". Réputé diplomate, très ouvert et souriant, l’actuel président bénéficie d’un bon bilan et d’une expérience plus riche que son rival. Sa carrière internationale - il parle anglais - fait de lui un bon candidat, ajoute Ariane Bonzon. Il fait figure de favori dans les sondages depuis six mois, note pour sa part Ali Kazancigil, politologue et auteur de "La Turquie, les idées reçues".

Une scission de l’AKP ?

Par ailleurs, la contestation populaire de grande ampleur contre le Premier ministre - la plus importante vague de protestation qu’ait connue la Turquie depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, pourrait fortement jouer en sa faveur. "Avec cette crise, Erdogan a été humilié et affaibli, ajoute-t-elle. Il aura du mal à s’en remettre." Toutefois, le Premier ministre turc, élevé dans les faubourgs d’Istanbul, bénéficie toujours d’un soutien populaire très important dans le pays. Selon Ariane Bonzon, Erdogan pourrait réellement mobiliser un million de partisans dans la rue, comme il l’annonçait samedi 1er juin. "Il est très attentif à la base de son parti", poursuit-elle.

Difficile donc, pour le moment, de départager les deux hommes qui, selon Ariane Bonzon, représentent les grandes tendances du parti : "Un tiers de l’AKP soutient Erdogan, un tiers soutient Gül et un tiers est mouvant", précise-t-elle. Il n’est donc pas exclu de voir dans les prochains mois une scission de l’AKP. "L’histoire politique turque a souvent vu la succession de partis islamistes, qui se sont reconstruits sur les cendres du précédent avec une identité plus modérée, indique-t-elle. Il n’est donc pas impossible que Gül suive ce chemin."