Le correspondant de France 2 à Jérusalem expose dans "Au nom du Temple" sa vision alarmiste de l'essor du fondamentalisme juif en Israël, qui remet en cause les fondements démocratiques de l’État et hypothèque toute paix avec les Palestiniens.
Un gouvernement israélien sera-t-il en mesure d’évacuer un jour tout ou partie des implantations en Cisjordanie (comme le fit Ariel Sharon à Gaza en 2005), afin qu’un État palestinien y voit le jour, sans déclencher aussitôt une guerre civile en Israël ? La lecture de "Au nom du Temple", le dernier livre de Charles Enderlin, correspondant de France 2 depuis 30 ans à Jérusalem, invite à répondre par la négative.
Après avoir décrit en détail dans ses précédents livres les multiples occasions manquées du processus de paix et l’essor de l’islamisme politique dans le camp palestinien, Enderlin revisite à nouveau l’histoire récente du conflit israélo-palestinien, mais cette fois à travers le prisme d’un autre radicalisme qui n’est pas moins inquiétant : celui de ces nouveaux zélotes qui refusent de céder le moindre pouce de territoire d'" Eretz Israël", c'est-à-dire l’État juif tel que créé en 1948, mais aussi les territoires conquis en 1967, et où sont situés les principaux théâtres de l’aventure biblique comme en témoignent les tombes des prophètes du judaïsme et bien sûr les vestiges du deuxième Temple de Jérusalem détruit par les romains en l’an 70 de l’ère chrétienne.
La loi juive sur l’ensemble de l’État juif
Enderlin revient sur les différentes sources du sionisme et décrit en détail une inexorable dérive vers un Israël d’inspiration messianiste, irrédentiste, et parfois raciste.
Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël moderne était passionné par la Bible, mais la considérait surtout comme un livre d’Histoire. Aujourd’hui, les fondamentalistes qui sont les personnages centraux de ce récit en font une lecture littérale. Surtout, à l’image des fondamentalistes musulmans avec le Coran, ils réclament une application de la "Halakha", la loi juive sur l’ensemble de l’État juif.
Il n’existe évidemment pas une seule interprétation de cette loi et chaque rabbin peut apporter sa pierre à l’édifice, mais l’auteur montre comment ces extrémistes juifs adeptes du kahanisme (la doctrine ouvertement raciste du fameux rabbin Kahana), qui ne sont que quelques milliers, savent s’attirer les bonnes grâce de très nombreux exégètes rabbiniques pour justifier leur comportement de plus en plus violent.
Reconstruire le Temple
Adeptes du Talion, ils ont d’ores et déjà constitué des réseaux terroristes dont l’objet est de répondre de manière aveugle au terrorisme arabe en punissant les populations palestiniennes. S’ils n’ont pas davantage fait parlé d’eux, c’est seulement grâce à l’action du "Shabak" le service de sécurité intérieur israélien qui a arrêté leur bras vengeur à de nombreuses reprises.
Ce courant d’extrême droite nationaliste a déjà produit, notoirement, Igal Amir, l’assassin d’Itzhak Rabin. Enderlin rappelle que ce geste n’était pas celui d’un illuminé, mais bien celui d’un fanatique endoctriné qui considérait que de nombreux rabbins l’avaient autorisé à agir pour empêcher que la terre juive ne soit "bradée", au nom de l’accord de paix.
L’objectif avoué de ces nouveaux "pionniers" n’est pas uniquement la colonisation de la "Judée Samarie" (objectif en voie d’être atteint), mais la reconstruction du Temple de Jérusalem sur l’emplacement du "Haram al-Sharif" - l’Esplanade des mosquées, lieu saint de l’islam - quitte à ce que cela passe par leur destruction pure et simple. Ce projet fou que certains groupes ont déjà tenté de mettre en œuvre pourrait, s’il réussissait, provoquer une déflagration aux conséquences inimaginables dans le monde musulman.
Leur "solution" du problème palestinien est simple : expulser les Arabes (y compris les citoyens israéliens) de la terre d’Israël, ou, dans le meilleur des cas, les tolérer comme des sous-citoyens dépourvus de droits civiques dans un système qui ne peut être comparé qu’à l’apartheid.
Une guerre contre l’État
Mais le grand mérite de ce livre passionnant est d’alerter sur le danger que font peser ces groupes messianistes sur les fondements démocratiques d’Israël. Enderlin, en s’appuyant sur de nombreux textes de cette mouvance, décortique la véritable guerre qu’ils ont déclaré à l’État : une guerre entre les "juifs" (c’est-à-dire ceux qu’ils considèrent comme les vrais juifs) et les "Israéliens" qui obéissent aux lois de l’État auxquelles ils sont en butte. C’est ainsi qu’ils prônent l’insubordination aux ordres militaires lorsque ceux-ci paraissent contrevenir à la sacralité de la terre d’Israël.
Les théoriciens de ces nouveaux "templiers" considèrent que la morale de l’État n’est plus vraiment juive mais qu’elle est "contaminée" par les apports successifs des civilisations gréco-romaines, ainsi que par l’héritage de plusieurs millénaires de vie juive en diaspora au contact des sociétés européennes. Reprenant une antienne fameuse, ils estiment que les israéliens laïcs sont "hellénisés" et se sont détournés de la véritable tradition qu’ils pensent représenter. Leurs têtes de Turcs préférées sont les juges civils, en particulier ceux de la Cour suprême, qu’ils accusent de "favoritisme" envers les Palestiniens.
Certains d’entre eux ont même constitué un nouveau "Sanhedrin", un tribunal rabbinique dont ils voudraient qu’il se substitue aux cours civiles. De fait, de plus en plus de ces "orthodoxes nationalistes" refusent de se soumettre aux décisions de justice. Ainsi, ils voudraient interdire aux juifs de louer des biens à des Arabes, de travailler avec eux. Ils prônent d’ailleurs la ségrégation sexuelle dans l’espace public, et jusque dans l’armée où les Israéliennes effectuent leur service militaire obligatoire. Dernièrement, plusieurs soldats religieux ont par exemple refusé - avec l’autorisation de certains rabbins - d’assister à des cérémonies pour ne pas entendre des femmes chanter.
Un lobby puissant
Certes, se dira - à juste titre - le lecteur, mais ce courant reste marginal en Israël. L’autre force d’Enderlin est de démontrer comment ces irréductibles ont pu bénéficier d’une quasi impunité de fait de la part de la justice. Comment ils ont réussi à infiltrer le cercle des officiers de Tsahal (selon un sondage de 2007, près d’un tiers des officiers d’infanterie se disaient religieux contre 2,5 % en 1990). Comment, en bons révolutionnaires, ils ont mis en œuvre une stratégie d’entrisme au sein du Likoud, au point de représenter aujourd’hui 25 % de ses instances dirigeantes. Comment, enfin, ils jouissent du soutien actif d’une puissante partie du judaïsme américain et de ses alliés chrétiens fondamentalistes qui pèsent d’une influence énorme au sein du Congrès au point de pouvoir, parfois, dicter sa politique au président.
Tout ceci explique comment le lobby puissant des colonies, s’appuyant alternativement sur la droite ou sur la gauche, a réussi à faire reculer ou à abattre plusieurs Premiers ministres, de droite ou de gauche, qui s’étaient engagés dans le processus de paix.
En refermant cette saga des adorateurs du Temple en forme de "success story", on se demande comment ferait l’État d’Israël pour affronter un jour ou l’autre ces fondamentalistes sans imposer, une fois pour toutes, la séparation de la religion et de la politique, de la synagogue et de l’État, un peu comme le firent les pères de la IIIe République en France.
Charles Enderlin, Au nom du Temple, Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013), édition Seuil