Deux ans après le début du conflit en Syrie, la position de Washington à l'égard de la rébellion syrienne évolue. L'arrivée aux affaires de John Kerry n’y est pas étrangère. Entretien avec Steven Heydemann, spécialiste américain de la Syrie.
Alors que le conflit syrien entre dans sa troisième année, Paris et Londres ont annoncé vouloir lever l’embargo européen sur les livraisons d’armes aux rebelles. Les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne vont en débattre la semaine prochaine.
Côté américain aussi, il semble que la position quant à un soutien aux rebelles évolue. Les États-Unis ont annoncé vendredi qu’il serait dorénavant permis aux Américains d’envoyer de l’argent aux groupes rebelles syriens.
Cette décision intervient une semaine après la première tournée internationale du nouveau secrétaire d’État, John Kerry, durant laquelle il a exprimé le soutien des États-Unis aux pays arabes qui fournissent des armes aux forces opposées au régime de Bachar al-Assad.
Washington s’était montré jusqu’alors fermement opposé à l’idée d’une rebéllion armée face au régime syrien.
Il a également annoncé le lancement d’un programme américain destiné à fournir de la nourriture et une assistance médicale directement aux rebelles.
FRANCE 24 a interrogé Steven Heydemann, de l’USIP (Institut des États-Unis pour la paix, apolitique), afin de comprendre pourquoi et comment Washington s’apprête à soutenir plus directement les rebelles syriens. Cet expert de la Syrie travaille en relation avec le Département d’État et des membres de l’opposition syrienne afin de gérer - selon ses mots - "les défis de la transition syrienne".
FRANCE 24 : Alors que le sujet a longtemps été tabou, la Maison Blanche accepte maintenant que certains groupes rebelles reçoivent des armes de pays tiers. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Steven Heydemann : Depuis longtemps, les États-Unis sont réticents à l'idée d’armer l’opposition syrienne. Pendant une grande partie de l’année 2012, l’administration américaine s’est même efforcée de bloquer au maximum les livraisons d’armes de pays tiers aux rebelles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, même si elle n’est pas encore prête à endosser le rôle de celui qui gèrerait le flot d’armes en direction de la Syrie.
Il est maintenant évident que si la Maison Blanche veut réellement créer les conditions pour des négociations à propos de l’avenir de la Syrie, elle doit changer de politique. Elle doit d’abord démontrer au régime d’Assad que les États-Unis sont prêts à soutenir les rebelles, même par un soutien non-létal. Elle doit aussi prouver à la Russie (qui est avec l’Iran le principal soutien du régime syrien, NDLR) que son soutien continu au régime d’Assad ne va pas rester sans conséquences.
L’objectif final de la politique américaine en Syrie est de créer les conditions nécessaires pour amener à des négociations entre l’opposition et certains éléments du régime - pas Assad lui-même - afin d’obtenir une transition d’un régime autoritaire vers une démocratie. Je pense que l’administration américaine est maintenant consciente que le seul moyen de modifier l’équilibre est de mettre la pression sur le régime syrien afin qu’il sente que sa défaite est possible et sa survie menacée.
Dès le début du conflit syrien, l’ancienne secrétaire d’État, Hillary Clinton, avait fait pression sur Obama afin d’armer les rebelles syriens mais il avait refusé et celle-ci s’était inclinée. Est-ce que l’arrivée de John Kerry au secrétariat d’État change la donne ?
S. H. : Clinton sentait qu’il était important pour elle, et pour le département d’État, de travailler en coopération étroite avec la Maison Blanche, sans s’opposer frontalement à Obama. En effet, elle avait été nommée à cette fonction après une campagne durant laquelle elle et Obama s’étaient durement affrontés (les primaires présidentielles du parti démocrate en 2008, NDLR). Si elle avait défendu une position plus ferme face à Obama, cela aurait pu conduire à une rupture entre la Maison Blanche et le département d’État. Cependant, pendant le mandat de Clinton, les États-Unis ont échoué à obtenir une quelconque avancée en Syrie et la frustration s’est accentuée.
Aujourd’hui, le nouveau secrétaire d’État est plus disposé à faire pression sur la Maison Blanche afin de faire évoluer la position américaine sur la Syrie et trouver les moyens de développer une action diplomatique dans ce pays. Kerry est une personne très autonome, qui a derrière lui une longue carrière au Sénat, une énorme expérience en politique internationale et une connaissance profonde du dossier syrien. Donc oui, je pense que le fait que Kerry dirige le secrétariat d’État n’est pas étranger au changement d’orientation de Washington.
L’année dernière, les États-Unis craignaient que des armes livrées aux rebelles atterrissent dans les mains d’extrémistes. Début mars, Kerry affirmait, en Arabie saoudite, que les rebelles syriens étaient désormais capables de s’assurer que les armes leur parvenaient effectivement. D’où vient cette confiance ?
S. H. : Kerry a reçu l’assurance par des officiels saoudiens qu’ils contrôlent la distribution des armes livrées aux rebelles. Selon moi, il se rend compte aussi qu’il existe déjà un vaste flot d’armes en direction des extrémistes syriens et que les rebelles modérés se trouvent en situation de faiblesse à cause des difficultés qu’ils rencontrent à se procurer des armes. Notre crainte que des armes puissent tomber dans de mauvaises mains a finalement défavorisé les modérés. L’embargo sur les livraisons d’armes aux rebelles a été ainsi contre-productif face aux objectifs américains à long-terme en Syrie.
Pendant sa tournée officielle, Kerry aurait déclaré à des interlocuteurs que les États-Unis n’étaient plus complètement opposés à l’idée d’armer directement les rebelles dans le futur. Que faudrait-il pour qu'ils franchissent effectivement le pas ?
S. H. : Cela serait en théorie possible si Washington pouvait s’assurer que les livraisons d’armes ne posent pas un risque de prolifération et qu’elles ne tombent pas aux mains de groupes qui pourraient les utiliser contre Israël.
Mais pour l’instant, les États-Unis peuvent déjà continuer à employer des moyens autres qu’un envoi direct d’armes, comme l’entraînement des rebelles ou la fourniture de renseignements.