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Premier film saoudien de l’histoire, "Wadjda", qui sort ce mercredi en France, a été réalisé par Haifaa al-Mansour, femme cinéaste qui, à l'image de son héroïne, a dû faire preuve d'obstination pour parvenir à ses fins. Entretien.

Sa sortie sur les écrans français mercredi 6 février aurait pu être discrète, elle relève toutefois de l’événement. Attachant récit d’une écolière un brin rebelle de la banlieue de Riyad, "Wadjda" n’est ni plus ni moins que le premier film saoudien de l’histoire du cinéma. Et qui, en outre, a été réalisé par une femme, Haifaa al-Mansour. 

Un double label qui favorise certes la publicité mais n’enlève rien aux qualités de l’œuvre. Reparti de la dernière Mostra de Venise avec le prestigieux Prix international de la critique, le premier long-métrage de cette cinéaste de 38 ans a beau être sage à bien des égards (notamment dans sa réalisation), son propos est loin d’être innocent.

Écoutez plutôt : bien que peu portée sur l’enseignement religieux, Wadjda s’inscrit à un concours de récitation coranique dont l’attribution du premier prix lui permettrait d’acquérir la bicyclette que ses parents lui refusent (l’Arabie saoudite interdit l’usage du vélo aux femmes et aux fillettes). Dans un royaume wahhabite pour le moins rigoriste, feindre la piété afin d’assouvir une passion prohibée n’est pas, on l’image aisément, perçu d’un très bon œil. La petite Wadjda gagnera toutefois son salut grâce à sa malice et sa persévérance.

Cette entêtement poussant aux petites ruses et innocentes combines, c’est aussi celle de la réalisatrice qui a dû affronter bien des difficultés pour pouvoir tourner dans son pays. Amenée à poser sa caméra dans des rues où il est interdit pour les femmes d’être vues avec des hommes, Haifaa al-Mansour fut contrainte de diriger plusieurs scènes cachée dans un camion d’où elle donnait ses ordres à l’aide d’un talkie-walkie.

Entretien avec une cinéaste obstinée qui évoque ses influences cinématographiques et nous parle du statut de l’artiste au royaume wahhabite où, faute de réseau de distribution, son film ne sera diffusé qu’à la télévision et en DVD.

Comment en vient-on au cinéma lorsqu’on grandit dans un pays comme l’Arabie saoudite qui ne compte que très peu de salles ?

Haifaa al-Mansour : Je viens d’une petite ville où il n’y avait certes aucune salle mais beaucoup de vidéo-clubs. Je suis issue d’une famille de 12 enfants. Mon père [le poète saoudien Abdul Rahman Mansour, NDLR] avait pour habitude de nous montrer des films afin de nous calmer quand nous ne tenions pas en place. La plupart du temps, il nous projetait des grosses productions avec Jackie Chan, Bruce Lee, beaucoup de films américains, égyptiens et de Bollywood. Tous ces films m’ont ouvert le monde. Ils m’ont permis de découvrir des choses et des endroits différents. Émotionnellement, ils étaient une invitation au voyage. Je me souviens de la première fois où j’ai vu "Blanche-Neige" de Disney, c’était le plus jour de ma vie, j’étais comme hypnotisée.

Plus tard, au fil des ans, j’ai vu d’autres films qui m’ont ensuite inspirée pour "Wadjda" : "Le Voleur de bicyclette" de Vittorio De Sica, et tout le cinéma néo-réaliste italien, dont j’apprécie la manière honnête et transparente de décrire des lieux spécifiques ; le bigarré et amusant "Hors Jeu" de l’Iranien Jafar Panahi ; et les films des frères Dardenne, tout particulièrement "Rosetta" et son personnage féminin qui doit faire preuve d’une grande obstination pour changer sa situation.

À qui s’adresse votre film ? Au public occidental, qui ignore beaucoup de choses sur l’Arabie saoudite, ou aux Saoudiennes et autres femmes de la région à qui on impose un certain nombre de restrictions ?

H. M. : Aux deux. Je souhaitais que le film soit agréable à regarder pour tout le monde. Mais j’y ai ajouté des détails que seuls les Saoudiens peuvent remarquer – rien d’essentiel, uniquement des expressions que les Saoudiens peuvent comprendre mais pas les autres Arabes. Je pense qu’il est très important de donner aux Saoudiens des motifs de fierté : ce film parle d’eux, c’est leur produit. "Wadjda" embrasse des thèmes universels tels l’espoir, l’inspiration et la persévérance, mais il est aussi 100 % saoudien. Et j’espère que cela aidera mes compatriotes à l’aimer.

Que peuvent espérer les aspirants cinéastes en Arabie saoudite ?

H. M. : Il n’existe pas de cours de cinéma dans les universités saoudiennes. Et de nombreux Saoudiens considèrent l’art comme quelque chose de non essentiel, sinon d’impur. Les choses sont donc très difficiles pour ceux qui veulent faire des films. Mais la situation évolue. De nombreuses personnes deviennent plus tolérantes et indulgentes, si bien que beaucoup plus d’artistes émergent aujourd’hui.

Comment vous perçoit-on en Arabie saoudite ?

H. M. : Je suscite des réactions contradictoires. Les uns me soutiennent, et souhaitent voir davantage de femmes participer à la vie publique et artistique. Les autres ne m’approuvent guère. L’Arabie saoudite est un pays conservateur où les intellectuels et les artistes sont soumis à la retenue plutôt qu’à l’outrance lorsqu’ils veulent le critiquer. Pour ma part, je m’impose des limites dans le travail, mais j’essaie toujours de les pousser un peu plus loin lorsqu’il s’agit de m’exprimer sur des sujets de société.

En général, j’essaie de ne pas être trop offensive quand j’évoque des sujets qui me tiennent à cœur, tel que le problème des droits des femmes saoudiennes et la nécessité de leur accorder davantage de libertés. J’essaie de ne pas être trop rentre-dedans. Par exemple, avec "Wadjda", je raconte une histoire de femmes mais utilise une petite fille comme personnage. Je pousse les gens à engager le dialogue et je pense qu’ils apprécient.

À quels genres de réactions vous attendez-vous lors de la diffusion du film à la télévision saoudienne ou lors de sa sortie en DVD ?

H. M. : J’étais très nerveuse lorsque le film a été projeté au Festival international du film de Dubaï. De nombreux Saoudiens avaient fait le déplacement pour le voir, après le buzz qu’il avait suscité au Festival de Venise. Et ils ont aimé. Certains m’ont dit qu’ils avaient même ri à plusieurs passages. J’ai toutefois conscience que ceux qui se rendent dans les festivals sont issus d’une élite éduquée, j’attends donc de voir quel accueil le public saoudien dans son ensemble réservera au film. J’espère qu’il comprendra ma démarche : raconter l’histoire d’une petite fille qui, pour obtenir le vélo qu’on ne veut lui offrir, essaie de se surpasser. Si un père saoudien voit le film et décide de donner quelque chose, même modeste, à sa fille, cela représenterait déjà beaucoup pour moi.