De retour de Damas où il se trouvait clandestinement, l'envoyé spécial de FRANCE 24, Matthieu Mabin, décrit son périple pour entrer dans la capitale syrienne surprotégée et comment les rebelles syriens s'organisent pour contrer l'armée régulière.
Alors que les combats en Syrie atteignent une violence sans précédent, rares sont les journalistes occidentaux qui parviennent à s’introduire dans le pays, encore moins à Damas, capitale surprotégée. Matthieu Mabin et Sofia Amara, journalistes de FRANCE 24, sont toutefois les seuls à s'être rendus à Damas jusqu’au quartier de Tadamoun, lourdement bombardé par l’armée.
Comment avez-vous pu atteindre Damas ?
Nous sommes passés par la frontière libanaise, plus particulièrement par la plaine de la Bekaa, notamment par un village frontalier du Liban. Nous avons emprunté les chemins de traverse, les routes utilisées par les contrebandiers libanais et syriens avant le soulèvement. Aujourd’hui, ils font de la contrebande, principalement de médicaments, mais aussi d’armes et de munitions. Une fois entrés en Syrie, nous nous sommes dirigés vers le Sud, vers Damas, aidés par les rebelles à travers plusieurs villes et villages. Les combattants rebelles étaient présents partout où nous sommes allés. La première ville que nous avons traversée est Zabadani, l’une des premières villes à s’être soulevée en Syrie, située non loin de la capitale.
Il a été extrêmement difficile de d'entrer dans la capitale. Il nous a fallu huit jours pour y entrer, pour y passer six jours. La ville est totalement encerclée par les forces du régime. Nous avons dû franchir, en tout, cinq fois les lignes syriennes. Et plus on se rapproche de Damas, plus l’étau se resserre, à tel point qu’il est impossible de passer sans être coincé. Nous avons emprunté des chemins cachés, détournés, ceux que les rebelles utilisent pour se ravitailler en hommes et en armes depuis des bases arrière comme Zabadani et d’autres villes de la province de Damas. Les combattants usent de subterfuges pour passer entre les mailles du filet tendu par l’armée, par la technique par exemple de la "maison percée", qui leur permet de traverser une zone à risque en perçant les murs d’une maison à l’autre, en évitant d’être vu, et une quantité d’autres astuces que nous ne pouvons pas révéler ici sous peine de les mettre en danger.
Sur la route vers Damas, nous sommes tombés une fois sur un barrage de l’armée. Là, la situation a dégénéré : la voiture de l’ASL où nous nous trouvions, a voulu rebrousser chemin à l’approche du barrage pour éviter le contrôle, c’est là que les soldats ont commencé à tirer. Ce genre d’accrochage est quotidien autour de la capitale.
Que pouvez-vous rapporter de ce que vous avez vu à Damas ?
On essayant d’entrer dans Damas, on comprend vraiment ce qu’est un conflit à huis clos. Nous avons voulu aller en Syrie précisément pour opposer aux discours du régime syrien autant que de la rébellion, le regard de journalistes français. En arrivant à Damas, nous nous sommes rendu compte que l’idée que nous avions de la situation avant d’arriver à Damas était sensiblement différente de la réalité décrite par les médias occidentaux. Depuis Paris, je pensais notamment que les rebelles menaient une opération beaucoup trop ambitieuse dans la capitale, et qu’il était impossible pour eux de se confronter à l’armée régulière syrienne tant le rapport de force est déséquilibré. Je m’étais trompé. Il ne s’agit pas d’une bataille rangée. À la puissance de l’armée régulière syrienne, la rébellion oppose sa mobilité. C’est l’archétype du combat asymétrique.
itNous avons bien observé l’organisation de l’ASL. Contrairement à ce que l’on peut croire de l’extérieur, tous les quartiers de la capitale se transforment à tour de rôle en champs de bataille, souvent pour une courte durée, mais toujours à l’initiative de la rébellion. C’est ainsi qu’on a été logés dans la banlieue chic, où stationnent plusieurs milliers de combattants. De là, ils préparent leurs opérations. Ce n’est pas un secret pour les forces du régime qui bombardent quotidiennement les regroupements rebelles. Partout dans Damas et sa région, des appartements désertés sont habités par les combattants. Quelques rares bourgeois de la capitale aident la rébellion matériellement.
Il y a désormais des cellules dormantes de l’ASL partout, même à Bab Touma, le quartier chrétien.
Enfin, il faut aussi savoir que le conflit n’est pas manichéen. Dans l’armée régulière, toutes les sensibilités sont représentées. Des jusqu’au-boutistes qui continueront à se battre même après la chute du régime : du simple soldat qui manque volontairement ses cibles pour ne pas tuer ses concitoyens, jusqu’à ces officiers qui restent dans l’armée régulière alors que leur cœur est à la rébellion, mais qui communiquent de précieux renseignements aux rebelles et les préviennent des bombardements. Il nous est arrivé de quitter des maisons en sachant qu’elles allaient être bombardées. Ça s’est toujours vérifié. On m’a rapporté des affrontements entre différentes unités de l’armée à Zabadani dans le but d’épargner des vies. J’ai aussi pu ressentir à Zabadani, où les troupes de l’armée régulière sont sunnites, une volonté d’éviter l’affrontement.
L’armée semble perdre du terrain ces dernières semaines à Alep et à Damas également, où dès qu’un feu s’éteint un autre se rallume. Où en est le rapport des forces sur le terrain ?
itLe rapport des forces est totalement déséquilibré. Il faut rompre avec l’idée que ce sont des troupes conventionnelles qui se font face. Encore une fois, c’est une guerre asymétrique, l’armée régulière affronte une armée irrégulière. L’armée du régime a tellement de moyens qu’il faut la considérer comme intacte : c'est-à-dire que les nombreuses défections n’ont pas eu d’incidence lourde sur sa force de frappe. Concrètement, avec des avions, l’armée bombarde des combattants armés de fusils. La seule chose que l’ASL oppose aux forces du régime, c’est le nombre et la détermination. Dans sa grande majorité, la rébellion est engagée dans un combat à mort. Ils savent que leur engagement est sans retour. L’armée des rebelles est comme un monstre qui se nourrit des coups de son ennemi. Plus le nombre de victimes augmente, plus l’ASL se renforce, et ce en hommes, en réseau, en armes, en argent etc. Nous avons été frappés par le nombre important de combattants et surtout leur diversité. Officiers, hauts fonctionnaires, commerçants, bourgeois, paysans, la rébellion est une photographie de la société syrienne. Les anciens de l’armée régulière forment des commerçants au maniement des armes. En un an et demi, certains de ces soldats de circonstance sont devenus des experts de la guérilla.
Quelle est la situation actuellement à Damas ?
Contrairement à ce qu’affirme le régime, la capitale n’a pas été vidée des rebelles. Sur le terrain, aujourd’hui ce sont les rebelles qui ont l’initiative, et ils occupent bien plus l’espace que l’armée régulière, qui se contente de riposter. Dans certains quartiers de Damas, les hommes de l’armée syrienne libre évoluent en toute liberté avec leur arme, au vu et au su de tous. C’était inimaginable il y a encore un mois.
La capitale est une succession de cellules dormantes de l’ASL présentes dans tous les quartiers, et prêtes à reprendre le combat au moindre signe des chefs de la rébellion. Ils se cachent et sont capables d’apparaître et de disparaître très facilement. Tous se préparent pour la véritable bataille cruciale qui se jouera à Damas. La bataille d’Alep est importante, mais elle n’est qu’une répétition générale de celle qui se produira à Damas.
Retrouvez l'intégralité de l'émission "Le Débat", sur le conflit syrien vu de l'intérieur, avec Matthieu Mabin :