
Les affrontements qui ont éclaté lundi soir dans la banlieue de Tunis auraient pour origine une exposition d’art contemporain ayant déplu à des groupes islamistes. Pour l’organisateur de la Foire, le "Printemps des Arts" serait un prétexte.
REUTERS - Les ministres tunisiens de l’Intérieur et de la Défense ont déclaré un couvre-feu dans la capitale et dans sept autres villes en raison d’émeutes entre les forces de l’ordre et des centaines de salafistes opposés à une exposition artistique qu’ils jugent insultante pour les musulmans.
Le couvre-feu commence à 21h00 mardi et finit à 05h00 mercredi et est imposé à Tunis, dans les banlieues de la capitale (Ben Arouss, Ariana et Manouba), ainsi que dans les villes de Sousse, Monastir, Djendouba et Ben Guerdane.
Le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, a dit s’attendre à une poursuite des violences dans les jours à venir.
Sept policiers ont été blessés dans ces heurts, qui ont débuté dans la nuit de lundi à mardi.
Une exposition d’art contemporain, qui s'est tenue du 2 au 10 juin dans la capitale tunisienne, serait à l’origine des troubles qui ont éclaté dans la nuit de lundi à mardi dans plusieurs quartiers de Tunis, provoqués par des groupes d'islamistes et de jeunes voyous. Lors de ces heurts, 90 personnes ont été arrêtées et 7 policiers blessés. Les cités populaires de l'ouest de Tunis - Intilaka, Ettadhamen et Essijoumi - ont été touchées par ces affrontements tout comme Carthage, Le Kram et la chic banlieue nord La Marsa. Là où l'étincelle s'est produite.
La Marsa, située à 25 km du centre-ville de Tunis, le long de la mer, attire artistes, politiciens et journalistes aux idées majoritairement libérales et laïques. Le palais Abdellia abrite chaque année le "Printemps des Arts", une foire d’art contemporain. Celle-ci a pris une tournure inhabituelle quand, le 10 juin, deux hommes se présentant comme huissier et avocat, et accompagnés d’une femme voilée, sont venus manifester leur mécontentement. "Ils n’étaient pas satisfaits de ce qu’ils voyaient, cela portait atteinte à la religion musulmane", rapporte Luca Lucattini, directeur du "Printemps des Arts". La police a dû intervenir et affirmé que les galeries d’art avaient obtenu l’autorisation d'utiliser le palais Abdellia durant le temps de la Foire. L'incident semble clos, mais les hommes se font menaçant : ils reviendront à 18 h vérifier que les œuvres ont été décrochées.
Une liste d’artistes à tuer
Les galeries décident de ne plier bagage que le lendemain matin, lundi, comme il était prévu. Les peintres, sculpteurs et graphistes convoquent amis, politiciens et journalistes ; le palais se remplit. Peu avant 18 h arrivent "des adolescents, visiblement proches des censeurs de la religion", rapporte Luca Lucattini. Chahutés par la foule venue soutenir les artistes, le premier groupe d’hommes s’éloigne pour revenir quelques instants plus tard avec des individus arborant cicatrices et tatouages. "Des hommes venus de prison plutôt que de la mosquée", commente le directeur de la Foire. Un débat s’amorce entre organisateurs et contestataires : "Pour une fois, on a eu un vrai échange d’idées, pas juste des invectives à distance sur Facebook", se félicite Luca Lucattini.
Effectivement, c'est sur la toile que la polémique sur cette exposition a d'abord enflé durant toute la semaine où s’est tenu le "Printemps des Arts". "Ils ont diffusé des horreurs sur le Net, notamment une liste d’artistes à tuer – d’ailleurs, ils se sont trompés de liste et ont publié d’autres noms", témoigne Amal Ben Attia, l’une des artistes invités par la Foire. Des photos des œuvres sont "détournées ou mal interprétées", assure Luca Lucattini. Certaines ajoutées à tort, comme une culotte rose qui ne figurait pas dans l’exposition. Parmi les œuvres les plus controversées, celles du peintre Mohamed ben Slama, auteur d’un tableau figurant une femme dénudée qui tient un bol de couscous à hauteur de son sexe, entourée de têtes d’hommes barbus ; sur un autre tableau, l’artiste a écrit "Bismillah" (au nom de Dieu) avec des fourmis qui rentrent dans le cartable d’un écolier à la place des lettres. Des islamistes y ont vu un cortège de fourmis étranglant un garçon au nom de Dieu.
Ces tableaux ont été mis à l’abri par la police tunisienne, après la fermeture du palais Abdellia à 20 h, dimanche soir. Des jeunes ont pourtant sauté par-dessus l’enceinte du bâtiment, se sont glissés à l’intérieur du palais et ont lacéré trois tableaux de Mohamed ben Slama. L’installation "Le Ring" de l’artiste Faten Gaddes - des punching balls sur lesquels figurent une femme tour à tour chrétienne, juive et tunisienne - a quant à elle été brûlée dans la nuit de dimanche à lundi, à l’un des carrefours du quartier La Marsa. Des céramiques et des photos ont été retrouvées lundi matin sur le toit du palais. "J’en déduis que les voyous voulaient les voler et qu’ils en ont été empêchés", commente Luca Lucattini.
Instrumentalisation de la Foire ?
Depuis, les organisateurs ont porté plainte. Mais la contestation a pris des proportions qu’ils n’avaient pas soupçonnées. Lundi soir, des rumeurs faisaient état de la volonté de groupements salafistes de converger vers le quartier de La Marsa. "On a eu très peur. Depuis 48 h, on vit dans l’angoisse", témoigne Amal Ben Attia, "Ca a beaucoup chauffé jusqu’à une heure très tardive [dans la nuit de lundi à mardi], l’ambiance était apocalyptique."
Cette artiste doute cependant que l’exposition soit l’élément déclencheur de ces affrontements. "Ce mouvement est très organisé, il s’attaque à des postes de police et à des tribunaux, ce qui n’a rien à voir avec l’art. La Foire n’est qu’un prétexte". Luca Lucattini croit en une instrumentalisation. Le ministère tunisien de l’Intérieur concède, lui, qu’il s’agit vraisemblablement de manifestations prévues à l’avance : "Le fait que les violences aient éclaté en plusieurs endroits au même moment laisse à penser que c'était organisé", a expliqué mardi le porte-parole Khaled Tarrouche.
Le nouveau chef d’Al-Qaïda, l’Égyptien Ayman al-Zaouahiri, a appelé à défendre la charia en Tunisie et à renverser les islamistes modérés d’Ennahda. Son discours, diffusé le 10 juin, pourrait avoir contribué à embraser les banlieues populaires de Tunis. D’autres évoquent la possibilité que les anciens caciques du pouvoir de Ben Ali cherchent à déstabiliser les islamistes d’Ennahda en s’associant aux salafistes et à des groupes de malfrats. Un appel à manifester vendredi, après la prière, "contre les atteintes à la religion", a été lancé par le groupe salafiste Ansar Al-Charia, un groupe qui se défend cependant d’avoir participé aux échauffourées des deux derniers jours.