L'opposition a de nouveau appelé à protester, le 10 mars, contre l'élection à la présidence de Vladimir Poutine. L'homme fort du pays va être contraint de faire certains compromis, selon le spécialiste de la Russie Oleg Kobtzeff.
L'opposition reste déterminée à se mobiliser pour contester l'élection de Vladimir Poutine au Kremlin. Après les manifestations qui se sont déroulées lundi 5 mars, les leaders de la contestation - le Parti communiste, le parti démocrate Iabloko et Solidarnost - ont l'intention d'organiser une nouvelle marche à Moscou samedi 10 mars.
Dans un communiqué, la Ligue des électeurs russes, qui regroupe nationalistes, libéraux,
sympathisants de gauche et indépendants, affirme qu'"au vu des nombreuses irrégularités, il est impossible de reconnaître les résultats de la présidentielle" qui s'est déroulée dimanche 4 mars. "Les élections n'ont pas été équitables car le dépouillement et le comptage des voix ont été marqués par une fraude systématique, qui a faussé le résultat du vote des électeurs", poursuit le texte distribué à l'issue d'une conférence de presse à Moscou.
Dès le soir de l'élection, le nouveau président a rejeté les accusations de fraude, les jugeant "ridicules". L'ONG russe Golos affirme pour sa part que, selon ses estimations, Vladimir Poutine a obtenu non pas 64% des voix mais 50,26%.
Oleg Kobtzeff, historien à l’American University of Paris et spécialiste de la Russie, décrypte pour FRANCE24 la portée du mouvement d’opposition.
FRANCE 24 : L’opposition avait déjà manifesté en décembre pour dénoncer les résultats des législatives. Elle manifeste aujourd'hui contre l'élection de Vladimir Poutine. Qui sont ces contestataires ?
Oleg Kobtzeff : L'opposition se définit plus par l’aspect générationnel que par la classe sociale : les manifestants représentent ceux qui n’ont jamais vraiment connu le régime soviétique à la Leonid Brejnev (1964-1982). On retrouve les quarantenaires, qui avaient quinze ans quand Mikhaïl Gorbatchev était au pouvoir (1985-1991), et ceux qui ont la vingtaine, qui sont nés après la chute du communisme en 1991.
Mais je parlerais plutôt de mouvements d’opposition que d’un seul car les manifestants regroupent tous les perdants de la dernière élection qui sont mécontents du pouvoir en place, des communistes aux mouvements fascisants. On retrouve aussi les sociaux-démocrates incarnés par le leader du parti La Russie juste Sergueï Mironov, les libéraux du Mikhaïl Prokhorov ainsi que le parti démocrate Iabloko, le grand perdant des élections législatives en décembre 2011 qui n’a pas réussi à décrocher de sièges au Parlement.
La conséquence de ce multipartisme est la désorganisation. Il existe d’ailleurs des contestations à l’intérieur même des partis.
Une nouvelle manifestation est prévue cette semaine. Le mouvement ne montre aucun signe d’essoufflement. Doit-on s’attendre à un printemps russe ?
O.K.: Je pense que ces mouvements ne doivent pas être comparés aux printemps arabes qui ont eu lieu l’année dernière en Tunisie, en Egypte ou en Libye, car cela n’a rien à voir. Il faudrait en fait les comparer à Mai 68 en France. Les manifestants n’étaient pas uniquement contre de Gaulle, mais aussi contre la politique, la culture et la morale. Les Russes sont dans le même esprit : ils ne s’opposent pas uniquement à Vladimir Poutine mais aussi à la nomenklatura. La Russie vit en fait l’époque française et américaine des années 1960.
Je parlerai d’évolution plutôt que de révolution car la décennie à venir va connaître plusieurs réajustements. On va notamment voir la jeune génération prendre la place des anciens. On constate ce fossé générationnel rien qu’en regardant les émissions à la télévision, où on voit d’un côté les patrons politiques avec leur gros ventre, leur moustache et leur costume gris face à des jeunes journalistes en t-shirt et baskets. En politique, c’est pareil : Guennadi Ziouganov [leader du Parti communiste ndlr], le populiste Vladimir Jirinovski, ou encore Sergueï Mironov vont progressivement être remplacés par la jeune garde. Il va donc falloir attendre pour constater un réel changement.
Comment Poutine peut-il gérer cette opposition, qui réclame plus de liberté et de démocratie, dans les années à venir ?
O.K.: Je pense qu’il faut arrêter de croire que la Russie de Poutine est un régime avec une chape de plomb. Des manifestants sont certes arrêtés mais ils sont aussi très nombreux dans les rues. A la télévision, on peut voir que les opposants s’expriment et se font applaudir par le public venu assister aux émissions. Certes, ce n’est pas une démocratie à 100%, mais ce n’est pas pire que ce qu’imposait de Gaulle en France dans les années 1960. La Russie de Poutine a énormément évolué en matière de liberté par rapport à l’Union soviétique.
En remportant l’élection avec 64% des voix, Vladimir Poutine entend clairement marquer son territoire. Mais il va sans nul doute devoir faire des concessions dans les années à venir. Il a d’ailleurs commencé depuis les législatives de décembre 2011. Il a mis en place une politique nataliste avec les nationalistes qui encouragent les familles nombreuses, il a prévu de mettre en place des aides familiales, cheval de bataille du Parti communiste. Et il cherche à récupérer des figures de l'opposition, comme le milliardaire russe Mikhaïl Prokhorov, arrivé en deuxième position à Moscou.
Pour la prochaine élection présidentielle de 2018, Poutine sera encore plus en danger que cette année. Il a toutefois encore des chances de survivre. Je ne pense pas qu'il sera battu par un candidat de l’opposition, mais plutôt par un jeune de son propre parti, Russie unie. Un peu comme Valéry Giscard d’Estaing avait fait en France avec le président de Gaulle.