Moncef Marzouki, président de la République de Tunisie, a accordé une interview exclusive à FRANCE 24 dans le palais présidentiel de Carthage, dans laquelle il demande l'extradition de Ben Ali et milite pour une justice mesurée durant la transition.
Élu président de la République tunisienne le 13 décembre, l’opposant historique à l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, Moncef Marzouki, a pris ses quartiers dans le palais présidentiel de Carthage. Il a réservé sa première interview à une télévision étrangère en tant que chef d’État à FRANCE 24.
FRANCE 24 - Quel est votre sentiment aujourd’hui, vous qui êtes aujourd’hui installé dans le palais où siégeait naguère l’ancien président Ben Ali auquel vous vous êtes si farouchement opposé ?
Moncef Marzouki - C’est une impression très mitigée. D’abord, je découvre ce lieu un peu comme vous, je n’y suis que depuis trois ou quatre jours. Je suis en train de l’explorer, je me rends compte à quel point cet endroit est à la fois comique et tragique. Comique par tous ses ors et tout ce luxe ostentatoire au goût douteux. Tragique, car il a vu la destinée de deux hommes qui, mon Dieu, n’ont pas fini leur vie de la façon la plus heureuse. L’un, Bourguiba [premier président de la Tunisie indépendante], a terminé sa vie en prison. L’autre, Ben Ali, s’est enfui. Il a été vomi par le pays [...].
J’espère que je vais redonner à ce lieu une certaine noblesse et faire en sorte que ceux qui, à partir de maintenant, viendront dans ce palais, se sentiront en sécurité […], et le quitteront de la façon la plus civilisée, la plus pacifique. Qu’on en finisse avec les drames que ce palais a connus pendant plus de 50 ans !
F24 - Avez-vous fait des découvertes en entrant dans ces lieux ?
M. M. - [...] J’ai découvert dans les sous-sols une pièce où Ben Ali a entreposé tout ce qu’il a pu trouver en rapport avec Bourguiba. Des photos, des effigies, des tableaux. C’est un endroit étonnant. C’est l’acte de refoulement le plus physique : il a voulu enterrer Bourguiba […].
J’ai l’intention de ressortir tout ça, de l’exposer dans une grande salle. Un jour, ce palais sera ouvert aux Tunisiens, ils pourront ainsi récupérer une partie de leur histoire.
F24 - En Tunisie, on a l’impression que beaucoup de vos concitoyens pensent que le pouvoir est encore dans la rue, il y règne une atmosphère de révolution permanente…
M. M. - Oui, nous sommes dans une révolution. Mais cette révolution prend une forme un peu curieuse : elle a opéré un transfert du pouvoir de la façon la plus pacifique qui soit. C’est une révolution qui a su organiser des élections on ne peut plus honnête […].
[Pour l’heure], ce n’est ni un régime parlementaire ni un régime présidentiel, c’est un régime d’Assemblée : le pouvoir est tenu par la Constituante. […] La Constituante a délégué un certain nombre de ses pouvoirs à trois personnes : le président de la Constituante, le président de la République et le président du Conseil.
Nous avons décidé de nous concerter de telle façon à ce que les grandes décisions politiques soient prises en commun par les trois structures. Le pouvoir exécutif a été partagé. Il est essentiellement entre les mains du Premier ministre mais, en concertation avec lui, j’ai gardé [un pouvoir exécutif relatif à] la Défense nationale et aux Affaires étrangères.
Il va y avoir un débat au sein de la Constituante pour savoir si nous allons mettre en place un régime parlementaire ou un régime mixte. […] Je suis pour un régime mixte, semi présidentiel et semi parlementaire […].
F24 - Jusqu’où doit aller la justice pour poursuivre les complices de Ben Ali ?
M. M. - Je suis un militant des droits de l’Homme et je vais le rester. […] La justice n’est pas la vengeance, elle sert essentiellement et fondamentalement à rattraper les torts, à obliger ceux qui ont commis des crimes à demander pardon. Pour certains crimes odieux, il faut passer par la justice mais dans la quasi-totalité des cas, on peut, à partir du moment où les gens reconnaissent leurs torts et demandent pardon, passer l’éponge.
F24 - Vous avez parlé de nettoyage au ministère de l’Intérieur…
M. M. - La police a probablement été la première victime de la dictature. Ben Ali s’est servi de la police non pas pour protéger le peuple mais pour se protéger lui-même. Elle est devenue littéralement l’ennemi du peuple. C’est dommage, car 99 % des gens [qui la composent] sont des citoyens tunisiens qui souffrent d’être mal vus, mal jugés. Ils disent qu’ils sont en train de payer pour la petite minorité de criminels [faisant partie de la police] qui ont torturé et volé. Je fais la distinction entre le corps essentiel de la police, qu’il faut revaloriser, à qui il faut redonner sa dignité, et la petite minorité de criminels qui doit passer devant les tribunaux.
F24 - Pensez-vous obtenir l’extradition de Ben Ali ?
M. M. - Nous allons tout faire pour. Nous allons demander aux Saoudiens de nous le remettre car je comprends qu’on donne l’asile politique à un homme persécuté pour ses idées, mais pas qu’on donne l’asile politique à un homme qui a volé quasiment cinq milliards de dinars, environ un tiers du budget de l’État tunisien. […] Nous le réclamons pour la justice, pas pour la vengeance.
F24 - Certaines inquiétudes sont nées après l’accord politique que vous avez conclu avec les islamistes modérés d’Ennahda. Qu’y répondez-vous ?
M. M. - Dans ce pays, nous sommes menacés par deux extrémismes : l’extrémisme religieux représenté par un certain nombre d’islamistes […] et l’extrémisme laïc pour qui à partir du moment où vous dites "je suis musulman" vous prend pour un islamiste et vous taxe de terroriste […]. Ni l’un ni l’autre ne sont acceptables. Le danger, c’est un affrontement des extrémistes laïcs et des extrémistes religieux, et ça, je n’en veux pas. La Tunisie ne peut pas vivre dans cet affrontement. La Tunisie ne peut être politiquement conduite que par les modérés, quelques soient leurs croyances idéologiques, pour faire face aux problèmes socio-économiques. Nous travaillons avec les islamistes modérés avec un contrat très net et très clair, à savoir qu’on ne touche ni aux droits de l’Homme ni aux droits de la femme. C’est à partir du moment où ils ont accepté cela que nous avons accepté de travailler avec eux.
F24 - Vous accueillez demain [17 décembre] les opposants du Conseil national syrien. Avez-vous l’intention d’exporter le modèle tunisien en Syrie ?
M. M. - Non, nous ne voulons pas jouer le rôle de modèle d’exportation. Mais la Tunisie appuiera le peuple syrien dans sa lutte pour la démocratie. […] Je regrette beaucoup que la révolution syrienne soit tombée progressivement dans la violence, dans la guerre civile et risque une intervention étrangère. J’aurais tellement voulu qu’elle reste comme la révolution tunisienne : pacifique, démocratique, sans intervention étrangère ! Mais bon, la responsabilité en incombe essentiellement à la dictature. Elle doit s’en aller. Peut-être faut-il trouver une porte de sortie pour Bachar al-Assad… Peut-être par un jugement, si c’est le prix de la cessation des violences. J’ai toujours dit que la vie était plus importante que la justice.