Le roman graphique "Chroniques de Jérusalem", du Québécois Guy Delisle, propose un regard à la fois inquiétant, amusé et instructif sur la ville sainte. À la découverte d’un brassage unique et d'un musée à ciel ouvert où tout peut dégénérer...
Plus de deux ans après son départ de Jérusalem, Guy Delisle évoque avec amertume sa dernière vision de la ville sainte : "Je suis parti avec cette image d’un colon juif prenant possession d’une maison appartenant à des Palestiniens. Et avec l’espoir que Barack Obama, qui venait d’être élu, fasse quelque chose." Mais ce triste épilogue aux onze mois - entre 2008 et 2009 - relatés dans le roman graphique "Chroniques de Jérusalem" (éd. Delcourt) ne saurait occulter le reste d’une expérience unique. Avec simplicité et fraîcheur, le dessinateur a croqué la ville entière, son architecture de musée à ciel ouvert, ses communautés, ses mélanges, ses scènes quotidiennes, ses tiraillements… Le tout avec une intention descriptive, lui qui définit son travail comme "du reportage tranquille, en laissant les choses venir".
Jérusalem et ses contrastes
Il y a d’abord une découverte, celle d’une ville dont il avait "une image un peu faussée, comme tout le monde". Une fois les premiers jours passés à Jérusalem, l’auteur s’immisce un peu plus dans le quotidien des habitants : jours sacrés et chômés, heures d’attente interminables aux check-points, insalubrité et pauvreté galopante dans la partie palestinienne, tension constante entre communautés… "En fait, il s’agit d’une ville où l’on passe de visions de rêve, comme la vue imprenable depuis l’Hospice autrichien, à une réalité assez sombre, avec des soldats armés un peu partout."
Comme pour "Chroniques birmanes" (2007, éd. Delcourt), il aurait pu piocher davantage d’anecdotes de la vie professionnelle de sa compagne pour décrire le train-train quotidien. Pas cette fois : "Documenter une partie de mon travail avec le quotidien de mon épouse qui travaillait pour Médecins sans frontières, c’était déjà fait, je n’avais pas envie de recommencer." Ça ne l’empêche pas de se trouver aux premières loges du conflit israélo-palestinien, rattrapé par l’actualité et assistant, depuis Jérusalem, à l’opération Plomb durci. "Côté israélien aussi, les journalistes n’ont pas ménagé leurs critiques."
Absurdités, drôleries et curiosités
À défaut de récits d’expériences humanitaires, le désarroi était lui bien visible, là, tout proche. "On est souvent confrontés à des choses assez étranges. Le plus absurde, je l’ai vu à Hébron, avec des rues protégées par un grillage au-dessus afin que les colons ne balancent pas leurs ordures sur les Palestiniens." C’est ainsi que le lecteur peut aussi se rendre compte d’injustices flagrantes ou d’incohérences - comme des quartiers ou des rues scindés en deux."Des exemples comme ça, il y a en a tellement…" Le simple fait de croquer le mur de séparation devient même une épreuve ; il a d’ailleurs été prié de quitter les lieux à plusieurs reprises alors qu’il en esquissait les contours.
L’album nous plonge aussi au cœur des trois religions monothéistes, à des jours bien précis. Comme celui de la fête juive de Pourim : "Jamais je n’aurais pensé assister à ça. Des juifs orthodoxes, notamment des très jeunes, complètement ivres, vous imaginez ? Certains portaient le même keffieh que Yasser Arafat ! L’un d’eux m’a même invité à rentrer les voir danser !" À une kippa près, le dessinateur aurait même pu rester !
Ville de rencontres
Jérusalem regorgeant d’ethnies et de confessions multiples, l’auteur évoque des gens de toute communauté. Côté palestinien, c’est par exemple la nourrice de ses enfants, dont la maison familiale est appelée à la destruction. Côté chrétien, la représentation pléthorique : Éthiopiens, Grecs, coptes et Syriaques orthodoxes, Arméniens apostoliques, catholiques romains… Côté hébreu ce sont, par exemple, les Samaritains, bien qu’ils ne soient pas considérés comme juifs par les ultras orthodoxes : "C’est la communauté la plus surprenante que j’ai rencontrée. Les Samaritains vivent là depuis toujours, ils n’ont pas de diaspora. Pourtant, ils estiment notamment que Jérusalem est une ville comme les autres."
Et puisque Guy Delisle est également prof de dessin, il en a profité pour aller à la rencontre de Palestiniens (jeunes et vieux) passionnés. C’est à cette occasion qu’il a aussi pu dévoiler certains aspects de son travail, avec notamment une inoubliable présentation de ses nus à un auditoire féminin (voilé) sidéré puis… évaporé. Un vendeur de kébabs l’avait pourtant prévenu : "il y a toujours des frontières" à Jérusalem. Bref, une ville à (re) découvrir en parcourant les 333 pages d’une BD remarquable aux plans narratif et graphique.