
Les témoignages de Caroline Sinz et Mona Eltahawy, journalistes agressées sexuellement alors qu’elles couvraient les manifestations du Caire, ont poussé Reporters sans frontières à demander aux rédactions de ne plus envoyer de femmes en Égypte.
Sur le terrain, les journalistes masculins doivent-ils avoir l'exclusivité de la couverture de l'actualité en Egypte ? Les événements de jeudi 24 novembre qui ont vu Caroline Sinz, reporter à France 3, et Mona Eltahawy, éditorialiste américano-égyptienne (écoutez son témoignage sur CNN ci-dessous) pour les journaux "Toronto Star", "Jerusalem Report" et "Politiken", se faire agresser en plein jour place Tahrir, ont ainsi posé le débat, qui coïncide avec la journée des violences faites aux femmes.
Mona Eltahawy raconte sur CNN l'agression qu'elle a subie, ainsi que les douze heures de détention qui ont suivi.
Reporters sans frontières (RSF), l'ONG de défense de la liberté de la presse dans le monde basée en France, a publié jeudi soir un communiqué en ce sens, intitulé “Les femmes reporters ne doivent plus se rendre en Egypte pour couvrir les événements de la place Tahrir”. Une injonction qui a provoqué un tollé.
Pierre Haski, directeur de la rédaction de Rue89, écrit ainsi sur Twitter : "Quelle régression". Une twitteuse féministe, @blondiewoolfie, ironise pour sa part : "RSF 'Reportrices Sans Fourneaux'!!" Editorialiste du magazine "Elle", Marie-Françoise Colombani s’insurge quant à elle contre une déclaration "humiliante". Une incompréhension résumée par Isabelle Germain, rédactrice en chef du site LesNouvellesNews : "C'est aussi bête que de reprocher à des journalistes d'aller en Afghanistan faire leur travail."
La polémique a pris une telle ampleur que RSF s'est senti obligé de revoir sa copie, l’injonction de jeudi soir devenant un conseil vendredi matin. "Sans cesser de couvrir la situation, les rédactions doivent se soucier en priorité de la sécurité de leurs journalistes”, titre le nouveau communiqué qui remplace le précédent sur le site de l'ONG. Et l’organisation ajoute : "Il est plus dangereux pour une femme que pour un homme de couvrir les événements de la place Tahrir. C’est une réalité à laquelle les rédactions doivent faire face."
"Ne pas revenir en arrière"
Nahida Nakad, directrice de la rédaction de France 24, en charge du contenu arabophone, se dit soulagée par ce revirement de RSF. "J’ai été vraiment surprise par le côté catégorique du premier communiqué et je préfère largement le second. Certes, dans certains cas, les risques sont plus élevés pour les femmes que pour les hommes. Mais les femmes sont des journalistes responsables. Personnellement, j’ai fait 25 ans de grand reportage, souvent dans des pays en guerre, et je sais combien elles ont eu du mal à pouvoir partir sur des terrains dangereux. Il ne faut pas revenir en arrière." Les consignes que Nahida Nakad donne aux journalistes de sexe féminin envoyées en reportage : éviter de se faire remarquer par son habillement, et ne jamais rester seule - des consignes qui valent également pour les hommes, précise-t-elle.
Depuis quelques jours, Sonia Dridi, correspondante au Caire de France 24, revêt, elle, un gros châle, un pull ample et un pantalon gris pour passer inaperçue dans la foule et prendre des notes. Elle parle arabe et connaît assez la capitale pour en maîtriser les codes. Pourtant, attouchements et mains baladeuses font partie de son quotidien. "Surtout si je sors une caméra pour filmer dans une foule, relève-t-elle. J’ai connu une situation délicate, lors des manifestations place Tahrir en septembre dernier, où tout à coup, des dizaines d’hommes se sont pressés autour de moi. J’ai dû crier pour me faire respecter. Heureusement qu’un collègue m’a aidée."
itLe harcèlement sexuel est un problème que connaissent toutes les Egyptiennes. Dans le pays en effet, les agressions sont d’une triste banalité, comme le montre un rapport de l'ONU, et n'épargnent aucun milieu : jeudi 24 novembre, Mona Eltahawy a été agressée sexuellement par la police... Au printemps dernier, l’armée avait par ailleurs infligé des "tests de virginité" très polémiques (voir vidéo) à des femmes qui avaient été violentées lors des manifestations de février. Une affaire qui avait poussé des milliers de femmes en colère dans les rues du Caire.
Des statistiques qui recensent les agressions ?
Si, pour Jean-François Julliard, responsable de RSF, "la menace sexuelle, de manière systématique et spécifiquement tournée contre les femmes journalistes, est nouvelle", comme il l'a expliqué sur France Info, la nouveauté n’est peut-être pas tant que les agressions se sont multipliées, mais que les femmes qui en sont victimes osent désormais rompre la loi du silence. Le témoignage de Lara Logan, envoyée spéciale de la chaîne américaine CBS sur la place Tahrir en février dernier, a brisé le tabou : elle s’était faite violemment agressée, le jour où le président Hosni Moubarak quittait son poste. Son témoignage avait révélé combien, dans un milieu du journalisme de guerre majoritairement masculin, il était jusque-là impossible pour une femme journaliste de parler de ces abus à ses collègues et à ses supérieurs pour ne pas paraître faible et maintenir ses chances de partir en reportage.
Le témoignage de Lara Logan a, depuis, incité d’autres femmes à sortir de l’ombre. Kim Barker, reporter américaine pour le site web d’investigation ProPublica, a rédigé une tribune dans le "New York Times" intitulée “Pourquoi nous avons besoin de femmes dans les zones de guerre".
Preuve que le sujet est mal connu : aucune statistique ne recense les agressions sexuelles contre les journalistes, alors qu’il existe une base de données concernant les journalistes emprisonnés, torturés et tués. Interrogée à ce propos, Lauren Wolfe, l’une des responsables de l’organisation Committee to Protect Journalists expliquait en février dernier que "rendre publique ce type de témoignage reste une affaire personnelle".
Un avis que ne partage pas Caroline Sinz, pour qui il s'agit aussi d'"une façon d'intimider la presse" (voir la vidéo ci-dessous). D'autres femmes journalistes ont subi des violences", a-t-elle expliqué au micro de France 3. "Il ne faut pas cesser d’envoyer des femmes journalistes en Egypte. Ce serait céder à la peur, et ce serait donner raison à tous ceux qui cherchent à nous faire peur", renchérit sur France Info Claude Guibal, une journaliste qui a couvert l’actualité égyptienne pour "Libération" et pour Radio France pendant 15 ans. "Etre une femme, c’est entrer plus facilement dans les maisons, et connaître la vie quotidienne des Egyptiens. Se priver du travail des femmes dans le monde arabe équivaut à se priver de 50% des infos", conclut-elle.