Début septembre, un concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël est interrompu par un groupe pro-palestinien à Londres. David Stern, le directeur de l’Opéra d’Israël, estime que la musique ne doit pas être politisée. Entretien.
Début septembre, en plein milieu d’une soirée du festival de musique classique Proms, organisée dans le prestigieux Royal Albert Hall de Londres, une trentaine de membres de Palestine Solidarity Campaign ont interrompu l’orchestre philharmonique d’Israël, qui entamait un concerto de Max Bruch, contraignant la radio BBC à suspendre sa rediffusion du concert. Zubin Mehta* était à la baguette, Gil Shaham au violon solo.
Hués par une partie du public en retour, les protestataires reprochaient à l’orchestre israélien de jouer régulièrement pour les soldats de Tsahal et de servir les intérêts politiques de l’Etat hébreu.
L’incident a relancé le débat : peut-on faire de la musique "neutre" quand on est un orchestre israélien ? Tout en Israël, même un concerto de Max Bruch, n’est-il pas politique, surtout à quelques jours de la demande d'adhésion à l'ONU de la Palestine en tant qu'Etat, demande à laquelle le gouvernement israélien s’oppose ?
David Stern, directeur musical de l’Opéra d’Israël et de l’Opéra de Saint-Gall en Suisse, directeur en chef et fondateur de l’ensemble orchestral Opera Fuoco, se méfie avant tout de la récupération politique. Il dirigeait, jeudi soir à la Cité de la Musique à Paris, l’opéra "Zanaïda" de Jean-Chrétien Bach. Rencontre.
Quelle est votre réaction à l’incident survenu aux Proms à Londres ?
David Stern : On connaît le dévouement de Zubin Mehta* pour la musique en Israël. Il a fait du très beau travail et a hissé l’orchestre parmi les meilleurs du monde. Les Israéliens sont très fiers de lui. Sa politique est très claire : la musique vit pour la musique.
C’est pour cela qu’il était choqué, et moi très déçu, par ce qui s’est passé à Londres. Si quelqu’un a des questions ou des critiques envers un pays, il ne doit pas prendre la musique et le public en otage. Je ne vois pas, par exemple, quelqu’un interrompre le London Symphony Orchestra parce que le Royaume-Uni s’est engagé en Irak.
La musique est forte parce qu’elle crée un lien entre les peuples. Elle ne concurrence pas la politique, elle ne fait pas de la politique, elle fait oublier la politique.
Quand on traite la musique comme une représentation de la politique, on ne montre pas beaucoup de respect pour l’art, et encore moins pour l’humanité.
Est-ce que cet incident ne montre pas que tout est politique en Israël, même la musique ?
D.S. : La musique vit de façon fascinante et importante en Israël. Elle est essentielle à la vie quotidienne en Israël. C’est une tradition juive, une tradition humaine, et c’est très beau. Et il y aura toujours des questions politiques qui se présenteront.
Est-ce que la culture est politisée pour autant ? Je ne crois pas. Ma responsabilité en tant qu’artiste est la musique que je pratique. Bien sûr, avec mon Opéra, je fais des choix de répertoire, de mise en scène… Mais centralement, mon but est artistique.
Ce sont des bouffées d’oxygène dont nous avons besoin, dans un lieu où la situation politique fait que la culture est d’autant plus importante. Durant un concert ou un opéra, on pense autrement. Je ne parle pas de divertissement, qui revient à mettre la tête sous le sable. Je parle de la culture qui permet de s’interroger d’une autre façon. S’interroger sur ses rapports avec nos proches et avec nos ennemis. Chaque opéra pose un enjeu, qu’on pourrait dire politique, mais c’est en fait une recherche artistique.
Et à partir du moment où on cherche à politiser l’Orchestre philharmonique d’Israël ou l’Opéra d’Israël, on perd notre but et notre vision. On ne peut pas se le permettre.
Pourrez-vous un jour inclure des Palestiniens dans des productions de l’Opéra d’Israël, comme le chef d’orchestre Daniel Barenboïm le fait dans sa formation l'Orchestre Divan occidental-oriental (orchestre de 80 musiciens israéliens, palestiniens et de pays arabes voisins, qui s’est produit plusieurs fois à Ramallah) ?
D.S. : J’ai parlé à Daniel Barenboïm dernièrement et je lui ai demandé s’il avait rencontré, lors de ses expériences à Ramallah, des jeunes chanteurs palestiniens. Parce que j’aimerais bien proposer une aide, un support, pour une jeune personnalité. Mais il a dit que non, pas pour l’instant.
Zubin Mehta souhaite lui aussi que bientôt un musicien palestinien soit en mesure de passer les tests d’entrée dans l’Orchestre philharmonique d’Israël. Il n’y a pas de barrière de nationalité. Ni Daniel Barenboïm, ni Zubin Mehta, ni moi allons mettre de barrière. Notre but est d’accumuler le plus d’expériences possibles, de créer des liens.
Le plus important, c’est que ce lien, une fois créé, devienne dépolitisé. C’est cela qui est beau. J’aime me retrouver devant un musicien que je ne connais pas, qui vient d’un autre monde, d’une autre culture, et commencer à faire de la musique ensemble.
Certains croient que la musique va guérir la politique. Moi je dis : "Jamais." Je suis désolé. En revanche, le petit moment où l’on oublie la politique, ce sont des moments divins. Ils sont nécessaires pour comprendre qu’il y a un avenir.
Et quand on brise une soirée avec des protestations, on met de l’huile sur le feu, on n’arrive à rien ! L’Orchestre philharmonique d’Israël est connu parce que c’est un bel orchestre, pas parce que c’est un orchestre politique. Les musiciens ne sont pas payés par l’Etat.
La polémique porte sur le fait que l’Orchestre a joué pour les soldats israéliens…
D.S. : Où est le problème ? Ce sont des êtres humains. On joue pour tous les publics. Quand Zubin Mehta, dernièrement, a joué tout près de la frontière avec Gaza, c’était parce qu’il aimerait bien emmener l’orchestre de l’autre côté. Je le sais.
Pour l’instant, on ne mettra pas l’orchestre dans une situation délicate pour sa sécurité… Certes Daniel Barenboïm le fait, parce qu’il a un autre parcours et a réussi à franchir les barrières. Mais Zubin Mehta aimerait aussi le faire, c’est un humaniste.
Vous aimeriez jouer des opéras à Gaza ou à Ramallah ?
D.S. : Bouger tout un Opéra vers un autre lieu est très compliqué. Déjà, quand on déménage une production à Jérusalem, dans une structure qu’on connaît bien, c’est extraordinairement complexe. La machine est énorme, on fait appel à l’Orchestre de Jérusalem et pas à celui de Tel Aviv… Devoir gérer des problèmes de sécurité en plus, c’est impensable pour l’instant. Mais un jour, bien sûr ! De même qu’au Liban et en Syrie dans l’avenir.
Plutôt sympathisant de gauche, David Stern est féru d’actualité ("je lis quatre quotidiens, dont 'Haaretz', tous les jours") et a des attaches fortes en Israël - son père, le violoniste Isaac Stern, était un proche de Golda Meir et de David Ben Gourion, fondateurs de l’Etat hébreu en 1948. Mais, à l’instar de plusieurs figures de la scène culturelle israélienne, le chef d’orchestre vit surtout à l’étranger : à Paris où est basée sa famille, à Saint-Gall en Suisse où il dirige également une maison d’opéra, à New York où il est né. Mais il rêve de poser définitivement ses valises, un jour, dans un pays en paix avec les Palestiniens.
On a même rêvé de créer un festival israélo-égyptien. Ce projet doit être mis de côté pour le moment. Mais ce serait vraiment un rêve de pouvoir partager la musique pour la beauté de la musique. S’exprimer musicalement en tant qu’être humain. Pas pour faire de la politique ou du brain-washing vis-à-vis d’un autre pays.
Votre père, Isaac Stern, dont le monde musical commémore son décès survenu le 22 septembre 2001, a beaucoup œuvré pour le développement de la musique en Israël. Il avait son avis sur cette question ?
D.S. : Si mon père avait été un politique, il aurait été le plus gauchiste du monde ! Mais la raison pour laquelle mon père était tellement adoré et estimé en Israël c’est parce qu’il n’a jamais joué le jeu de la politique. Il était un ami intime du travailliste Teddy Kolec, maire de Jérusalem. Pour autant, il n'a jamais pris parti pour un politicien ou pour un autre.
En parlant des tabous en Israël, est-ce que vous pensez que vous serez un jour amené à…
D.S. : … A diriger du Wagner ? Cette question m’a été posée dans les premières cinq minutes de ma présence comme directeur musical de l’Opéra d’Israël. La question n’est pas objective. Si on ne veut pas jouer des compositeurs qui ont exprimé des sentiments contre les juifs, alors je suis désolé, mais on aurait des problèmes avec Moussorgski, Beethoven, Strauss…
Alors pourquoi Wagner, qui ne vivait même pas à l’époque où Israël a été créé ni pendant la Shoah ? Parce que les Nazis ont choisi de diffuser sa musique dans les camps, dans les chambres à gaz.
Tant qu’il reste des personnes en Israël qui auront un tatouage des camps sur le bras, tant que cette génération est vivante, je ne trouve aucune raison de créer cette polémique qui serait trop facile. J’aurais tous les journalistes du monde à la maison, il y aurait beaucoup de discussions… Et cela serait contre mon gré.
Bien sûr, la musique de Wagner est importante, c’est un monde qui reste négligé en Israël. Mais les ventes de disque montrent que les amateurs de musique en Israël connaissent par cœur sa musique.
Mon grand-père est mort à Auschwitz. Cela reste dans mon âme comme une blessure. Mais cela ne bloque pas mes sentiments d’aujourd’hui. Ma femme est allemande, je travaille en Allemagne, je parle la langue. Je dirige du Wagner, mais simplement pas en Israël.
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*Zubin Mehta est Indien, directeur à vie de l’Orchestre philharmonique d’Israël, critique à l’égard de la droite dure israélienne et initiateur d’une formation pour musiciens palestiniens classiques de haut niveau dans les villes de Shfaram et Nazareth.