Plusieurs membres de la famille de l'ancien dirigeant libyen sont entrés en Algérie lundi. Si leur venue est embarrassante d’un point de vue diplomatique, elle pourrait également s’avérer être une monnaie d’échange intéressante.
Alors que l'ex-homme fort de la Libye reste introuvable plus d'une semaine après la prise de Tripoli, une partie de sa famille est arrivée lundi matin sur le sol algérien. "L'épouse de Mouammar Kadhafi, Safia, sa fille Aïcha, ses fils Hannibal et Mohamed, accompagnés de leurs enfants sont entrés en Algérie à 08h45 (07H45 GMT) par la frontière algéro-libyenne" a confirmé, via un communiqué, le ministère algérien des Affaires étrangères, sans préciser les circonstances de leur arrivée ou la durée de leur séjour. Le silence adopté par Alger n’est pas nouveau et depuis le début de la crise libyenne, le pays a opté pour la non-ingérence en Libye, déclarant prôner une position de "stricte neutralité".
Des invités encombrants…
Ce silence pourrait toutefois s’avérer embarrassant, estime Kader Abderrahim, professeur de sciences politique à California University et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). "Comment expliquer cet accueil alors que le fils Hannibal n’est pas franchement un enfant de chœur, il est très impliqué dans les exactions associées au régime de Kadhafi."
itSur le plan diplomatique, Alger et Damas font partie des dernières capitales arabes à ne pas reconnaître la légitimité politique du Conseil national de transition. Le gouvernement d’Abdelaziz Bouteflika a toujours refusé, avec la Syrie, l’intervention de l’Otan en Libye. "Les accueillir, c'est isoler encore un peu plus l’Algérie de la communauté internationale", ajoute l’expert.
Alger marche sur des oeufs. Même si la Cour pénale internationale (CPI) n’a pas émis de mandat contre ces individus, ceux-ci n’en demeurent pas moins des invités encombrants parce que liés à un régime qu'une grande partie de la communauté internationale ne reconnaît plus. "Recevoir la famille de Kadhafi, c’est presque officialiser, a posteriori, le soutien d’Alger à Kadhafi. Leur présence pourrait contribuer à légitimer les rumeurs qui ont laissé entendre que Bouteflika aurait laissé entrer des armes et des mercenaires en Libye durant le conflit. Et tout cela contribue à donner une mauvaise image de l’Algérie", juge Pierre Vermeren, historien et maître de conférence à la Sorbonne-Paris 1.
Mais leur arrivée n’a rien d’exceptionnel
Historiquement, rappelle Kader Abderrahim, les familles de dictateurs ont souvent trouvé refuge dans des pays amis. "Prenez Mobutu [président de la République démocratique du Congo de 1965 à 1997, ndlr]. Une fois déchu, il a rejoint le Maroc, sa venue n’a pas provoqué un tollé international. Prenez également le Shah d’Iran [qui dirigea l’Iran de 1941 à 1979 avant d’être renversé par la révolution iranienne, ndlr], il est allé se réfugier en Égypte et la communauté internationale a laissé faire. En somme, héberger les dictateurs et leurs familles est assez fréquent", explique le chercheur de l’IRIS.
Dans le cas présent, cet accueil est-il vraiment condamnable "quand le principal intéressé n’est pas présent sur le territoire ?", se demande Pierre Vermeren, qui met en garde contre un emballement médiatique qui pourrait n’être qu’un feu de paille. "Sans Mouammar Kadhafi, la famille du "Guide" intéresse peu et va rapidement devenir un sujet secondaire. Seule l’arrestation de l'ancien dirigeant libyen est vraiment importante. Dans quelques semaines, la pression sera sûrement retombée."
En les accueillant, Alger a pris des risques limités
Les deux spécialistes s’accordent à penser qu’Alger pourra sans doute - dans un premier temps - refuser de renvoyer l'épouse et les trois enfants de Mouammar Kadhafi en Libye malgré la requête du Conseil de transition libyen. "Les autorités algériennes ne veulent pas que la famille de Kadhafi soient jugée à la va-vite ou qu’elle soit victime de la vengeance des anti-kadhafi. Elles feront leur maximum pour freiner leur extradition", explique Pierre Vermeren, qui estime que pour ralentir la procédure, Alger n’hésitera pas à frapper là où le bât blesse. "Le gouvernement de Bouteflika posera probablement la question de la légitimité et de la représentativité du Conseil national de transition. Et puis les autorités algériennes réclameront sûrement une demande d’extradition en bonne et due forme avec des actes d’accusation clairs, ce que la Libye, encore trop instable, est incapable de faire."
Ses ressources énergétiques - pétrolières notamment – et sa position stratégique au nord de l’Afrique offrent une certaine marge de manœuvre à l’Algérie. "Elle peut non seulement protéger cette famille, mais surtout, elle peut le faire sans craindre de représailles de la communauté internationale. Les Américains ont besoin de Bouteflika pour faire face à Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) qui pullule dans la région et les Européens ont besoin de ses ressources. Aucun d’eux ne prendra le risque de se mettre l’Algérie à dos pour quatre membres d’une famille", estime Pierre Vermeren
De son côté, la Libye qui partage plus de 1000 kilomètres de frontière commune avec l’Algérie - frontière qu'Alger aurait décidé de partiellement fermer - a tout intérêt à ménager son voisin. "Le CNT n’aura pas d’autres choix que de trouver un terrain d’entente avec l’Algérie autour de sujets cruciaux comme le pétrole, l’eau et la sécurité de la région", juge Kader Abderrahim. À ce titre, les membres de la famille de Kadhafi pourraient même être une monnaie d’échange non négligeable. "Il n’est pas inconcevable de penser qu’une transaction future aurait pu motiver Alger à les accueillir. Une transaction sous forme de garantie : ‘Que m’offririez-vous si je vous renvoie la famille Kadhafi ?’ C’est cynique mais terriblement réaliste."
Photo : Safia Kadhafi.