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Le soutien de la population aux militants shebab, qui s'amenuise déjà depuis quelques années, s'est amoindri avec la crise alimentaire. Cette faiblesse peut-elle constituer le prélude au règlement de l'un des pires conflits de la planète ?
Fuyant la famine qui dévaste une partie du sud de la Somalie, des dizaines de milliers de personnes affluent vers l'une des villes les plus dangereuses au monde, la capitale Mogadiscio - autrefois désignée comme "la perle de l'océan Indien", elle est depuis deux décennies "la ville de la peur". Alors que la communauté internationale tente d'acheminer de l'aide pour ces réfugiés, les troupes de l'Union africaine (UA) stationnées à Mogadiscio ont affronté en fin de semaine dernière des militants shebab autour de l'une des lignes de front qui traversent la ville, à l'occasion de violents combats.
Les Shebab - ou Mouvement des moudjahidins de la jeunesse - sont un groupe lié au réseau Al-Qaïda qui contrôle la majeure partie du centre et du sud de la Somalie et qui suit la ligne dure des djihadistes salafistes. Le mandat du (faible) gouvernement de transition somalien - soutenu par 9 200 soldats de la force de maintien de la paix de l'Union africaine (Amisom) - ne s'exerce que sur 60 % de Mogadiscio, dont l'aéroport et le port.
Les deux provinces du sud que les Nations unies ont officiellement déclaré en état de famine - Bakool et Bas Shabelle - sont sous l'autorité des Shebab. La semaine dernière, ceux-ci ont annulé leur décision d'autoriser les organisations humanitaires à travailler dans les zones qu'ils contrôlent, accélerant l'exode de réfugiés vers Mogadiscio et les camps du Kenya, de l'Éthiopie et de Djibouti.
Certains de ces réfugiés ont rapporté que les Shebab avaient essayé de les empêcher d'atteindre les centres de secours. D'autres ont raconté que les militants islamistes avaient tué des hommes en fuite, déclarant qu'il valait mieux mourir de faim que d'accepter l'aide de l'Occident.
Dissensions entre militants étrangers et combattants locaux
Les experts estiment que les Shebab perdent le soutien de la population depuis environ deux ans. "Leur réponse impitoyable et inflexible à la dramatique crise alimentaire les a sérieusement affaiblis", ajoute Rashid Abdi, spécialiste de la Somalie chez International Crisis Group. Selon lui, leur récente volte-face a mis en lumière leurs divisions internes, alors que le groupe est peu centralisé. "Ils sont mal en point politiquement, sous pression militaire. Et la crise alimentaire a provoqué des frictions au sommet", affirme Rashid Abdi, depuis la capitale kényane, Nairobi.
"Tant de Somaliens sont en colère et tiennent les Shebab pour responsable de la crise actuelle. Il s'agit d'une catastrophe naturelle aggravée par leur désastreuse politique agricole et leur paranoïa à l'égard des organisations humanitaires. Personne ne pense qu'ils ont encore du crédit politique."
"Les Shebab sont maintenant beaucoup plus faibles, mais aussi plus dangereux, car ils se retrouvent dos au mur", ajoute Rashid Abdi.
Dans un rapport de 2009 intitulé "Les islamistes somaliens divisés", International Crisis Group faisait déjà état de dissensions entre combattants shebab étrangers (les Mouhajirins) et militants locaux (Ansars). Alors que les moujahirins promeuvent une vision austère de l'islam et du "jihad" global, fidèle à la ligne d'Al-Qaïda, les militants locaux sont plus proches du peuple et plus tolérants à l'égard de la version syncrétique de l'islam pratiquée en Somalie, où l'on vénère traditionnellement des saints - ce qui est considéré comme une apostasie par les puristes salafistes.
L'un des militants étrangers les plus connus des Shebab est Omar Hammami, né aux États-Unis et aussi appelé Abou Mansour al-Amriki ("L'américain"), dont le New York Times a fait le portrait l'an dernier.
"Les jihadistes locaux voient la souffrance de leur propre peuple et comprennent la nécessité des organisations humanitaires, indique aujourd'hui Rashid Abdi. Mais les militants étrangers ne les considèrent que comme des cellules d'espions qui diffusent les valeurs occidentales".
Parvenir à un accord avec les plus pragmatiques
Si les Shebab manquent de soutien populaire et sont confrontés à des divisions internes, un nouveau rapport des Nations unies, publié la semaine dernière, affirme cependant que le groupe est capable d'exercer son contrôle sur de larges régions du pays grâce à sa puissance économique. Le groupe de surveillance de l'ONU sur la Somalie et l'Érythrée estime ainsi que les Shebab récoltent entre 70 et 100 millions de dollars par an par le biais de taxes et d'extorsions qu'ils pratiquent dans les zones qu'ils contrôlent - notamment sur les exportations de charbon et la contrebande, à la frontière kényane.
Le rapport de l'ONU accuse également le gouvernement érythréen de fournir secrètement aux Shebab "d'énormes quantités d'armes", qui incluraient des ceintures d'explosifs et des missiles, afin d'évincer le gouvernement somalien. Le soutien de l'Érythrée aux Shebab doit être considéré "dans le contexte" du conflit territorial du pays avec l'Éthiopie, précise le rapport.
Selon un porte-parole de l'Amisom, le lieutenant colonel Paddy Ankunda, la mise en place de ponts aériens humanitaires à Mogadiscio a provoqué en fin de semaine dernière une nouvelle mobilisation des militants islamistes, les Shebab ayant envoyé 300 combattants en renfort. Il a assuré toutefois que les forces de l'UA étaient en position de force à Mogadiscio, décrivant la bataille de jeudi comme "une courte opération tactique" visant à "accroître la sécurité" dans les zones contrôlées par le gouvernement pour permettre aux agences humanitaires de travailler.
Si les troupes de l'Union africaine marquent depuis quelque temps des progrès notables face aux Shebab, l'un des problèmes persistants réside dans le manque de ressources et l'absence de volonté internationale pour tenter de résoudre la crise politique locale, vieille de plusieurs décennies. Selon Rashid Abdi, la dernière crise alimentaire devrait être considérée comme une occasion d'agir pour mettre fin à l'un des pires conflits de la planète : "L'une des solutions serait d'accroître la division (au sein des Shebab) et de parvenir à un accord avec les plus pragmatiques sur un cessez-le-feu, pour permettre l'acheminement de l'aide d'urgence."
"Si l'on peut mettre en place des corridors humanitaires, un processus de paix peut débuter, ajoute-t-il. Il y aura bien sûr de féroces opposants à cette idée, mais de nombreux accords de paix ont vu le jour de cette façon."