Le Festival d'Avignon a fait la part belle à Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, deux metteurs en scène tunisiens engagés dans un théâtre "de l'ici et du maintenant". Ils ont imaginé, avant l'heure, la chute de Ben Ali. Reportage.
Pendant un certain laps de temps - et le silence, au théâtre, peut paraître très long -, les acteurs de Familia Productions ont regardé le public les yeux dans les yeux, d'un air entendu. Comme si, par le seul regard, ils disaient : "Vous n'êtes pas dupes, nous non plus." Puis ils ont semblé s'assoupir sur des chaises, secoués de temps à autre par des spasmes, comme s'ils étaient traversés par des éclairs de lucidité ou des cauchemars refoulés. Jusqu'au moment où le personnage principal, un dénommé "Yahia Yaïch", apprend en direct sur scène qu'il est déchu de ses fonctions de chef de l'Etat.
itLe scénario de cette pièce de théâtre diffère très légèrement de la réalité de la révolution tunisienne qui a conduit à la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier dernier. Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, les deux auteurs de la pièce ""Yahia Yaïch - Amnesia, ont imaginé l'arrestation dudit Yahia Yaïch - ou de Ben Ali pour ne pas le nommer - dans un aéroport, sa tentative de suicide, son internement dans un hôpital, et les difficultés rencontrées pour constituer un dossier d'accusation dans le cadre d'un procès. Ce décalage avec les faits historiques n’est pas uniquement de le fruit d'une forme de coquetterie théâtrale : les artistes ont scénarisé la chute de Ben Ali sans se douter qu'elle était imminente.
C'est donc ce côté défoulatoire et électrisant qui fait le génie du théâtre de Jaïbi et de Baccar.
Le choc des premières représentations sous Ben Ali
La première fois que la pièce "Yahia Yaïch - Amnesia" a été jouée en Tunisie par la troupe Familia Productions, en avril 2010, le public a ouvert des yeux ronds et effrayés. "Certains se retournaient constamment pour vérifier qu’il n’y avait par des membres de la police politique dans la salle pour embarquer tout le monde, acteurs et spectateurs compris", se souvient Fadhel Jaïbi.
Dans la presse, à cette époque, l’auto-censure tourne encore à plein régime. Cette pièce "pourrait s'apparenter à un procès de la période bourguibienne, avec son absolutisme, son absence de démocratie, les interdictions pesant sur la liberté de la presse et d'expression, sa répression de l'opposition et ses différentes formes d'abus de pouvoir", écrivait alors un journaliste dans l'hebdomadaire "Réalités" - faisant mine de ne pas comprendre que Yahia Yaïch désignait Ben Ali en personne.
Baccar et Jaïbi avaient déjà eu une expérience frontale de la censure. Pour jouer à Tunis la pièce "Khamsoun", premier volet de la trilogie ("Yahia Yaïch" en est le deuxième) acclamé à sa création au Théâtre de l’Odéon à Paris en 2006, ils ont dû batailler ferme avec le gouvernement de Ben Ali. "Dès que je suis rentré de Paris, le spectacle a été interdit en Tunisie pendant six mois", raconte Fadhel Jaïbi en conférence de presse. Ce veto du pouvoir tunisien a suscité "une levée de boucliers inédite, peut-être préparatoire de ce qui allait arriver le 14 janvier". "L’opposition tunisienne, des artistes, des droits de l’hommistes" les ont soutenus. "Le gouvernement a ensuite voulu vider le spectacle de sa substance et nous imposer 286 coupes. Nous avons résisté, obtenu gain de cause, et joué ce spectacle pendant trois ans." La pièce"Khamsoun" parle de l'errance d'un schizophrène, de la mémoire, et, forcément avec Jaïbi et Baccar, de la chose politique.
Du rêve prémonitoire au documentaire
L’idée folle du deuxième volet de la trilogie, "Yahia Yaïch - Amnesia", a germé un matin dans la tête de Fadhel Jaïbi. "J’ai dit à ma femme : je veux faire le procès de Ben Ali. Elle m’a dit : va consulter un médecin. " Faire le procès de Ben Ali en 2009 ou 2010 n’avait rien d'évident, raconte-t-il (regarder la vidéo de la conférence de presse, ci-dessous). "Je ne voulais pas le faire d’une manière métaphorique, prendre un texte du répertoire, du Moyen-Age, de Shakespeare, de Sophocle ou d’Eschyle. Je fais un théâtre de l’ici et maintenant. Il fallait que je m’inspire du système pourri et pourrissant qui a rendu tout un peuple malade et dépressif."
Une fois le rêve de la chute de Ben Ali devenu réalité, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi n’ont pas souhaité retoucher la pièce, la réécrire en fonction des événements du 14 janvier. Le spectacle a été rejoué tel quel à Tunis en février dernier. "Nous jouions dans un théâtre près du ministère de l’Intérieur, et les manifestants venaient se réfugier dans la salle. On était inondés par les gaz lacrymogènes", se souvient Karim el-Kefi, l’un des acteurs de la troupe Familia Productions. "Les spectateurs ne pouvaient plus distinguer le théâtre de la réalité !"
La troupe donnera de nouveau "Yahia Yaïch" à Tunis dans quelques semaines. Si la troupe a su émouvoir le public en Avignon, ébahi devant un spectacle de qualité en prise avec la réalité, les acteurs savent pertinemment que la pièce a perdu de sa puissance. En quelques mois, le texte est passé du statut de rêve prémonitoire à celui de documentaire. "Cette pièce a maintenant un rôle d’archive. Elle rappelle à quel point la liberté d’expression nous a été confisquée. Elle rafraîchit nos mémoires", estime l’actrice Fatma Ben Saïdane.
Les deux auteurs de théâtre s’attellent déjà au troisième volet de la trilogie : une pièce sur la jeunesse tunisienne. "Avant la révolution, on avait des critiques à formuler sur nos jeunes", raconte Fadhel Jaïbi. "On les trouvait un peu démissionnaires, égoïstes, consuméristes. On voulait qu’ils épousent les mêmes rêves que nous."
Puis la révolution a éclaté, prenant les deux metteurs presque par surprise : "Internet les a beaucoup aidé, mais c'est surtout la misère et la dignité bafouée qui les ont poussés dehors", reconnaît aujourd’hui l’homme de théâtre. La prochaine pièce que lui et son partenaire souhaitent écrire ne traitera pas "de ce qui a été fait par les jeunes", mais de "ce qui reste à faire". Jaïbi et Baccar n’ont pas fini de nourrir Avignon et les scènes du monde de leur théâtre. "Un théâtre de l’humain », selon l’acteur Karim el-Kefi.
Festival d'Avignon, jusqu'au 25 juillet 2011 : www.festival-avignon.com/