Le Festival d’Aix a créé l’événement en programmant Natalie Dessay (photo) dans "La Traviata" de Verdi. La cantatrice alterne les soirées avec une doublure, Irina Lungu. Témoin de ce duel de sopranos : le ténor Charles Castronovo. Entretien.
Au festival d’Aix-en-Provence, cet été, il y a deux Violetta, deux sopranos qui tiennent le rôle-titre de La Traviata de Verdi à tour de rôle, Natalie Dessay et Irina Lungu. La diva française qui met le feu aux planches, et sa doublure non moins remarquable, une soprano moldave capable de chanter sur le fil de la voix sans que celui-ci ne casse.
Mais c’est bien Natalie Dessay qui hante les esprits. Dans la foule qui se presse à la sortie de la représentation de La Traviata, où Irina Lungu interprétait ce soir-là Violetta, un spectateur ne peut s’empêcher de parler de la phénoménale "rock star" et de "divulguer" des potins people la concernant, connus de tous les fans d’opéra et datant de Mathusalem. Une autre s’emmêle carrément les pinceaux: "vous avez assisté à la représentation ? Irina Lungu a été formidable. Et qu’est-ce que j’étais heureuse de voir Natalie Dessay ! Quel incroyable talent !"
Même pour le public un peu plus averti, c’est effectivement Natalie Dessay qui est la plus attendue dans ce rôle. Les critiques musicaux ont cherché à jauger des capacités de la chanteuse française à incarner un rôle nouveau, à réussir sa mue depuis la voix cristalline de soprano colorature dans laquelle elle a excellé (de la Reine de la Nuit chez Mozart à la poupée Olympia dans les Contes d’Hoffmann d’Offenbach) jusqu’à la texture vocale plus épaisse et rugueuse que requiert le rôle lyrique de Violetta.
Quel que soit l’avis des experts (lire ici et ici), Natalie Dessay remporte l’adhésion des foules. Elle sait prendre le spectateur par la main pour l’emmener dans ce monde un peu suranné et moraliste qu’est l’opéra de Verdi. Elle pourrait lui faire croire n’importe quoi, y compris faire passer Violetta pour une fêtarde des bas-fonds. En Violetta pétulante au début de l’opéra, Dessay sait se montrer à nue, fragile brindille qui affronte la mort. La diva française habite tout le spectacle et la mise en scène de Jean-François Sivadier a clairement été prévue pour elle.
Vidéo proposée par Arte Live Web.
Irina Lungu n’a pas le même parcours : elle a été repérée dans le circuit des chanteuses à potentiel international il y a cinq ans et s’est fait très vite connaître pour avoir remplacé au pied levé Angela Gheorghiu à la Scala, celle-ci étant trop souffrante pour donner La Traviata en juillet 2007. Elle a conquis le cœur des Milanais ce soir-là. Depuis, la jeune chanteuse moldave a écumé les mises en scène de Verdi, affinant sa voix pour un "Addio del passato" plus épuré et plus déchirant que jamais.
Un jeune premier pour deux Violetta
Avec un peu d’expérience et de flair, le public du festival d’Aix-en-Provence a donc choisi entre les deux Violetta. Tandis que le ténor américain Charles Castronovo, lui, n’a pas le choix. Il doit chanter avec les deux sopranos. Au premier bouclage du casting, pourtant, le rôle d’Alfredo Germont, le jeune intrépide qui se consume d’amour pour Violetta, avait été réparti entre deux ténors. Puis un désistement a propulsé le jeune Castronovo en tête d’affiche tous les soirs, seul face à deux Violetta radicalement différentes, tant dans l’art vocal que scénique.
À 36 ans, le chanteur américain, qui a grandi à New York et a été formé à Los Angeles, fait partie des ténors les plus demandés à l’international (Covent Garden à Londres, Staatsoper de Vienne, Opéra de Paris, etc.) pour des rôles importants - Nemorino dans "L’Elixir d’amour" de Donizetti, Rodolfo dans "La Bohême" de Puccini, Don Ottavia dans "Don Giovanni" de Mozart, Faust dans l’opéra de Gounod… Apprécié pour son physique de jeune premier et sa voix claire, Charles Castronovo a tout l’air des ténors malléables qui chantent sans faire de caprices. Du beurre pour les metteurs en scène. Interview.
FRANCE 24 - Comment passez-vous d’une Violetta à l’autre ?
Charles Castronovo - J’ai des rapports différents avec chacune… ne serait-ce qu’à cause de leur physique ! Natalie est beaucoup plus petite qu’Irina. Il y a un moment de l’opéra où je peux me placer juste derrière Natalie, ma tête au-dessus de la sienne, et voir le public. Avec Irina, je ne peux pas faire cela.
Chaque chanteuse est très différente, dans sa façon de bouger sur scène, les moments où elle respire, ses émotions… Je mets un point d’honneur à m’adapter, à rester ouvert.
Émotionnellement, l’alchimie est différente. Natalie est tellement impliquée dans son personnage que j’ai l’impression que je ne dois m’inquiéter de rien. Son savoir-faire porte l’opéra.
Irina aussi est expérimentée. Mais j’ai l’impression que le face-à-face est moins musclé, qu’on ne va pas aussi loin qu’avec Natalie.
F24 - Qu’est-ce que vous retenez de leur jeu ?
C. N. - Natalie est totalement concentrée. Et je me connais, parfois j’intellectualise trop. Certains ne pensent à rien sur scène, moi je pense trop ! Et je me corrige : pourquoi penser à ce petit détail, alors que je devrais plutôt me concentrer sur le personnage ! Et je sens que Natalie a cette immense capacité de concentration que j’aimerais avoir.
De son côté, Irina reste calme et relaxe, c’est sa grande qualité. Violetta est un rôle très difficile. J’observe son visage, et je vois que dans les passages délicats, elle prend beaucoup de recul, elle garde la tête froide. J’essaie de m’en inspirer quand, moi aussi, j’ai des airs difficiles à chanter.
F24 - Ce sont des caractères totalement opposés !
C. N. - Oui, et c’est cela qui est génial.
F24 - Comment trouver sa place, en tant que ténor, au milieu de deux Violetta qui vous volent la vedette ?
C. N. - Entre ténors, c’est une de nos blagues de dire : "Ah oui (soupir), je chante encore Alfredo !" C’est un rôle où vous devez travailler dur et les gens réagissent en disant : "Mouais, c’est pas mal." C’est un rôle un peu ingrat.
Mais Alfredo est un personnage très intéressant, qui part d’une situation où il est jeune et naïf, passionnément amoureux, puis accède au bonheur. Il a ensuite le cœur brisé et nourrit une jalousie qui le mène à la folie. Il finit plein de remords en assistant à la mort de Violetta. C’est tout un éventail de sentiments, et c’est assez satisfaisant à jouer. Il n’y a pas l’aria que tout le monde va siffloter en quittant le théâtre, ce n’est pas aussi gratifiant que le rôle de Nemorino dans "L’Elixir d’amour"… Mais j’aime bien chanter Alfredo malgré tout.
F24 - Ici, dans cette production à Aix, comment s’est fait le travail de mise en scène ?
C. N. - Les meilleurs professionnels ne sont pas ceux qui vous font des grands discours sur l’art. Ce sont ceux qui vous parlent de choses concrètes, de petites astuces. Jean-François m’a dit : "Plus tu regardes le public, plus c’est facile pour lui de comprendre tes émotions". Souvent, dans les moments dramatiques et tristes, j’aurais tendance à baisser la tête, à me replier sur moi-même. En fait, ce réflexe est égoïste : le chanteur ressent son émotion, mais le public ne le voit pas.
J’ai l’impression que cette mise en scène est très française, dans le sens où elle mise sur l’émotion, les vraies émotions, plutôt que sur des effets spéciaux. Et j’aime cela ! Si la mise en scène est axée sur l’émotion et sur la relation entre les trois personnages [Violetta, Alfredo et Giorgio, le père d’Alfredo], tout passe ! Il n’y a pas besoin de plus de chaises ou de chandeliers.
Et puis Natalie est une telle bête de scène, déploie un tel jeu théâtral, que la chimie s’opère très facilement. Quand je la regarde jouer, elle est totalement dans son personnage, et du coup, je le suis aussi. La barre est fixée très haut.