Les émeutes survenues à Dakar contre les coupures électriques sont-elles la suite de la mobilisation du 23 juin contre le projet de réforme constitutionnelle du président Wade ? Réponses avec Séverine Awenengo Dalberto, chercheuse au CNRS.
Dans la nuit de lundi à mardi, la capitale sénégalaise, Dakar, s'est enflammée. Des habitants exaspérés par les coupures d'électricité ont incendié plusieurs bâtiments publics, dont celui de la Sénélec, la société publique qui gère l’électricité. Ces débordements interviennent cinq jours après des manifestations de grande ampleur contre une initiative du président Abdoulaye Wade, au pouvoir depuis 11 ans.
itLe 23 juin, des milliers de Sénégalais ont protesté contre le projet du chef de l'État de réformer la Constitution. À l'approche de la présidentielle prévue l'an prochain, celui-ci voulait autoriser l'élection d'un "ticket" - faire élire un vice-président en même temps que le président - et abaisser à 25 % des suffrages exprimés dès le premier tour de scrutin le score nécessaire pour l'emporter. Une réforme qui a été abandonnée depuis...
Y a-t-il un lien entre l’ampleur du mécontentement de la nuit dernière et la vaste manifestation politique du 23 juin ? Le Sénégal est-il en train de s’inspirer des révolutions arabes ? L’opposition est-elle assez structurée pour proposer une alternative au président Abdoulaye Wade ?
Spécialiste du Sénégal, Séverine Awenengo Dalberto est chargée de recherche au CNRS et membre du Centre d'études des mondes africains (CEMAf).
FRANCE24 : Les protestations de ce début de semaine contre les coupures d’électricité s’inscrivent-elles dans la continuité de la vaste manifestation politique du 23 juin ?
Séverine Awenengo Dalberto : Oui, il y a un lien. Au Sénégal, la contestation sociale existe depuis plusieurs années, mais les actions s'accélèrent depuis quelques mois. Elle prend racine dans la dégradation des conditions de vie : coût des produits de première nécessité, chômage - notamment des jeunes diplômés -, accès difficile aux services de base comme l’électricité, etc. Soutenus par différents mouvements dont un collectif d’imams, les jeunes ont investi la rue à plusieurs reprises pour protester contre les coupures de courant qui paralysent le pays.
Mais il s'agit aussi d’un défi lancé à Karim Wade, le fils du président, qui occupe le poste de ministre d’État aux infrastructures et à l’Énergie. Dans le contexte politique du 23 juin, les manifestations se durcissent. Les jeunes savent en effet qu’ils peuvent faire reculer le pouvoir. Les émeutes de la nuit dernière ont visé la Sénélec, la société nationale d’électricité, mais aussi d’autres édifices publics comme le bâtiment des impôts. Il s'agit, plus globalement, d'une contestation du pouvoir.
Le climat social est donc très tendu. Et cette tension précipite et alimente la mobilisation politique. Comme le pouvoir est incapable de résoudre la question sociale, les revendications se portent aussi sur le domaine politique. De la lassitude et de la fatigue, on passe à la contestation directe.
Il y a donc une opposition organisée qui fédère les manifestants ?
S.A.D. : C’est la convergence du mouvement social et du mouvement politique qui a permis d’organiser la manifestation du 23 juin, plus vaste mobilisation organisée dans le pays depuis au moins 10 ans. La veille, le 22 juin, était né le comité de coordination des "Forces vives de la nation", qui est issu d’une alliance entre l’opposition politique de "Benno Siggil Sénégal"*, les représentants de la société civile comme la Raddho [Rencontre africaine des droits de l’homme, NDLR] et des mouvements comme celui des rappeurs de "Y’en a marre" (lire le billet des Observateurs). Cette assemblée constitutive s’est rebaptisée "Mouvement du 23 juin" le lendemain.
Ce jour-là, la mobilisation était toutefois davantage une sanction contre Abdoulaye Wade et son projet plus qu'une adhésion aux idées de l’opposition. Cette opposition ne s’est d'ailleurs toujours pas accordée sur une candidature unique et n'a pas de leader fort. Elle n'a qu'une convergence d’intérêts. Il me semble que la "société civile" mobilise bien plus efficacement.
Si Wade parvient à se représenter à la présidentielle de 2012, il est difficile d'imaginer qu'il l'emporte. Mais sa défaite serait avant tout le résultat d’un vote sanction, plutôt qu’un vote d'adhésion à l’opposition. Il est cependant trop tôt pour le dire : d’une part parce que la question de la recevabilité de la candidature de Wade est toujours en suspens (lire l'article de RFI), d’autre part parce qu'il est aujourd'hui impossible de se prononcer sur le projet de l’opposition
La colère des Sénégalais peut-elle menacer Abdoulaye Wade avant la fin de son mandat en 2012 ?
S.A.D. : L’expression démocratique est bien ancrée au Sénégal. Les manifestations du 23 juin ont été autorisées par le pouvoir. Le multipartisme intégral a été mis en place dès 1981 et la presse est libre, en dépit de quelques accrocs ces derniers années. Il existe des arènes de débat public et politique. Il ne s'agit pas du même type de régime qu'au temps de la Tunisie de Ben Ali ou de l'Égypte de Moubarak.
Les symboles de la manifestation du 23 juin étaient le drapeau national, l’hymne national, et des slogans comme "Touche pas à ma Constitution" ou "Nous sommes fiers d’être sénégalais". Certes, le contexte international de mobilisation peut jouer à la marge, et on a ainsi entendu des "Wade dégage" qui reprenaient la rhétorique tunisienne tout en faisant écho à un mot d’ordre des opposants : "Na dem !" ("Qu’il parte !", en wolof). Mais la manifestation avait avant tout pour objectif le retrait du projet constitutionnel de Wade, le respect du jeu électoral, non le départ du président avant la fin de son mandat, ce qui signifierait une vacance du pouvoir.
Les manifestants sont susceptibles de se mobiliser à nouveau - et fortement - sur la validité constitutionnelle de la candidature d’Abdoulaye Wade pour l'élection présidentielle de 2012. Cela constitue déjà une revendication commune. Les protestataires veulent s'assurer que le président ne se présentera pas pour un troisième mandat. Et la population est très attentive à la façon dont il va gérer l’après 23 juin, autant dans le domaine social que politique.
Wade a beaucoup joué de son rapport direct avec la population, nourri par les liens clientélistes. Il a pu un temps capitaliser sur cette nouvelle génération de jeunes qui a permis son arrivée au pouvoir en 2000. Mais depuis quelques années, ce pouvoir ne semble plus mesurer la rupture actuelle du contrat de légitimité qu’il a avec la société. Le président Wade a cherché ces derniers jours à disqualifier l’opposition et la rue, et a préféré renouveler sa confiance à son Premier ministre.
* La coalition "Benno Siggil Sénégal" a remporté une large victoire aux élections locales de 2009. Des nouveaux leaders de l’opposition sont apparus lors de ce scrutin, notamment les maires de Dakar et de Saint-Louis. Benno Siggil Sénégal ne rassemble pas toute l’opposition, mais une bonne partie, et réunit de très anciens opposants politiques à Abdou Diouf - qui fut président de 1981 à 2000 -, un ancien ministre d'Abdoulaye Wade, le secrétaire général du parti socialiste au pouvoir sous Diouf...
Crédit photo : Les Observateurs