En attendant que la Tunisie se remette sur pied, Moez, chômeur tunisien de 39 ans, s’est pris à rêver de la France après la révolution qui a conduit à la chute du président Ben Ali…C’est le parcours du combattant qui l’attendait. Reportage.
"Je pensais que je serais accueilli en héros", avoue Moez en baissant les yeux. La désillusion ne pouvait pas être plus grande. Ce Tunisien de 39 ans a participé à la révolution qui a conduit à la chute de Ben Ali le 14 janvier dernier. Mais à son arrivée en France début avril, "dans le pays de la révolution de 1789", c’est la douane qui l’a accueilli.
Moez est originaire de Gabes, ville côtière du centre de la Tunisie. Chômeur de longue durée malgré son diplôme d’État de technicien en habillement, la révolution tunisienne lui a redonné l’envie de rêver. Il rêve d’Europe, de l’emploi qu’il pourrait y trouver, de l’argent qu’il pourrait envoyer à sa mère, veuve et retraitée. Il rêve de dignité. Et il sait que la Tunisie mettra des années à se relever de 23 années de dictature.
Le vent en poupe
À la mi-mars, il quitte donc Gabes pour la ville voisine de Zarzis, où il s’embarque sur un petit bateau de pêche pour la modique somme de 1500 dinars, soit près de 800 euros, économisés centime par centime par toute la famille. Direction l’île italienne de Lampedusa.
"Nous avons fait 24 heures de traversée. Il y avait des gens qui pleuraient, d’autres qui vomissaient. Avec le poids des passagers, le bateau s’enfonçait dans la mer et on avait de l’eau jusqu’aux genoux", raconte-t-il.
Les 87 passagers de l’embarcation de fortune arrivent sains et saufs à Lampedusa. Moez croit en sa bonne étoile. "Je suis un homme chanceux", ne cesse-t-il de répéter. Il a le visage tendre et le sourire sans dents.
À Lampedusa, il est accueilli par la police des frontières qui le conduit tout droit dans un centre de rétention. Une semaine à attendre. Une semaine à dormir dans la cour à même le sol, sans couverture, ni matelas, avant d’être transféré à Cretonne, au centre de l’Italie.
itMais Moez a le vent en poupe. Il s’échappe et reprend la route : un train jusqu’à Vintimille, à la frontière franco-italienne ; vingt kilomètres à pied jusqu’à Menton, en France. Puis la traversée de la France jusqu’à Charleville-Mézières, où les autorités l'arrêtent à la gare. Poste de police, photos, empreintes… Moez a sept jours pour quitter le territoire. Il n’attendra pas tant.
Au bout deux jours, la police vient le chercher à 7 heures du matin chez l’amie qui l’héberge. Trois voitures et huit agents de police sont mobilisés pour l’occasion.
"Tout ça pour moi ! en rigole-t-il avant de s’insurger, je ne suis pourtant pas un terroriste ! La police nous arrête à cause de notre visage, de notre couleur de peau. Mais on n’est pas des voleurs. Prendre le bateau, c’est dangereux, c’est un suicide. C’est comme Bouazizi à Sidi Bouzid. Mais on le fait parce qu’on rêve d’une vie meilleure pas pour voler le pain des Français."
"L’Europe doit réagir"
Après un passage par le centre de rétention administrative (CRA) de Roissy, il est renvoyé à Vintimille où il reçoit son sésame au bout d’une semaine : un titre de séjour provisoire de six mois.
Ses papiers en poche, il tente de nouveau la traversée de la France. Mais il ne lui faut pas une semaine avant d’être arrêté et contrôlé par la police.
"Moez bat le record des interpellations parce qu’il a une gueule d’Arabe !" résume avec fougue Samia Maktouf, avocate franco-tunisienne bénévole au barreau de Paris, qui se bat pour lui obtenir un permis de travail.
"L’Europe devrait réagir et arrêter de faire le ping-pong entre la France et l’Italie. C’est contraire à l’esprit même des accords de Schengen de ne pas laisser circuler librement les réfugiés. Il faut prendre des mesures à la hauteur du drame humanitaire", continue l’avocate qui a pris en main le dossier d’une vingtaine de Tunisiens.
Un appel qui risque de rester lettre morte. Après les vives tensions entre Rome et Paris ces dernières semaines suite à l’afflux d’immigrants tunisiens et libyens, via l’Italie, la France s’est dite favorable à un renforcement de la clause de suspension provisoire des accords de libre circulation de Schengen.
"Je suis un homme chanceux…"
Depuis une semaine, Moez rase les murs et vient se réfugier tous les jours dans le bureau de son avocate, soutien juridique autant que moral. Et si Samia Maktouf court les tribunaux, préfectures, et ministères pour plaider sa cause, c’est pourtant dans l’intimité du bureau que les solutions se trouvent.
Grâce à un homme d’affaires tunisien, client de Maître Maktouf, de passage à Paris ce jour-là, Moez ressort du cabinet avec une promesse d’embauche en poche. Du provisoire. Juste le temps de se redresser et de rentrer chez lui avec dignité. L’œil brillant, il susurre discrètement : "je suis un homme chanceux…"