En Tunisie, le photographe français JR a expérimenté sa fameuse exposition de portraits géants accrochés sur des édifices publics. Une performance artistique qui a suscité autant d’enthousiasme que d’incompréhension...
Des portraits de Ben Ali et de Bourguiba remplacés par des visages d’anonymes photographiés en gros plan, grimaçants, souriants ou regardant fixement l’objectif : en Tunisie, le photographe français JR a lancé son projet d’afficher des portraits géants de quidams aux quatre coins du monde, baptisé "Inside Out". L'idée a pris forme au début du mois, en Californie, lorsque le photographe a reçu le TED Prize - une récompense qui alloue 100 000 dollars contre la réalisation d’un projet humaniste à son lauréat.
"Faites-moi confiance, le pouvoir de l'image dans un monde d'images est vraiment fort, avait alors affirmé le photographe. Tout ce que je fais, c'est donner ce médium à tous. Il s'agit de rendre visibles les gens invisibles". La méthode JR a déjà fait fait parler d’elle : en 2006, l'artiste avait affiché à Paris des portraits de jeunes habitants des cités de banlieue. L’année suivante, il placardait sur le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens des visages surdimensionnés de Juifs et de Palestiniens.
Les photographies n'ont pas tenu une nuit
En Tunisie, JR a fait appel à six photographes, professionnels et amateurs, pour réaliser - bénévolement - la centaine de portraits de "Inside Out". "Cela m’a tellement plu que ce n’était même plus le projet de JR. C’était un moment important à vivre dans mon pays, commente l’un d'eux, Hichem Driss. J’aurais beaucoup regretté de ne pas l’avoir fait."
L’affichage des portraits, la semaine passée, a produit sa dose d’ironie, mais aussi sa part d’incompréhension. Les photographies géantes n’ont pas tenu une nuit sur le fort de la Karraka, à La Goulette, dans la banlieue nord de Tunis, où trônait jusqu’aux événements qui ont précipité la chute de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier un gigantesque portrait du dirigeant tunisien datant des années 1980. Idem pour les posters accrochés durant la nuit sur la Porte de France, dans le centre de la capitale tunisienne : ils ont été arrachés au petit matin. JR et son équipe avaient misé sur l’effet de surprise et omis, de leur propre aveu, de faire œuvre de pédagogie.
"Remplacer les photos de ZABA [Ben Ali, NDLR] est effectivement une belle action, explique Leila Ben Driaa, une Tunisienne qui a été le témoin de l’affichage des portraits, sur la page Facebook du projet. Mais placarder un monument historique est dommage et montre un non respect de nos origines (en plus ça revient à faire exactement comme lui)", ajoute celle-ci. Une façon de dire : nous avons subi les portraits de Ben Ali pendant des décennies, nous ne voulons pas nous voir imposer d’autres visages. L’autre argument est religieux : des islamistes se sont opposés à l’exposition de visages dans la rue. D’autres enfin auraient préféré voir affichés les portraits de "martyrs" de la révolution... "Ma photographie est là pour montrer la vie et l’avenir" de la Tunisie, rétorque Wissal Darguiche, l'un des six photographes du projet, sur Al-Jazira.
"C’était chaud, des gens ont crié, mais ce n’était pas agressif", renchérit Hichem Driss, témoin des conversations animées dans les rues de La Goulette et de l’intervention de la police pour disperser la foule. "Ces réactions sont normales. On ne peut pas rester indifférent face à ces visages expressifs. Et puis, en Tunisie, on n’a pas de portrait en noir et blanc. C’est le symbole du deuil et de la tristesse. On préfère la couleur."
"Personne ne voulait se laisser photographier"
Après cette expérience un peu mouvementée à Tunis, l’équipe de JR a préparé le terrain à Sfax, à Sidi Bouzid et au Kram, en sensibilisant les habitants à la performance artistique et en les faisant participer au collage des posters en plein jour… L'accueil y a été meilleur, voire "généreux", aux dires de la photographe tunisienne Rania Dourai.
Dans cette expérience toutefois, le plus difficile ne fut pas tant de voir détruire les affiches - "Le papier part à la première pluie, c’est prévu pour être éphémère de toute manière", explique Hichem Driss - que de parvenir à réaliser la première étape du projet : tirer le portrait d’une vingtaine de Tunisiens. "Je suis allé à Djerba. Les premiers jours, j’ai fait choux blancs ! Personne ne voulait se faire photographier, personne ne comprenait vraiment le projet", poursuit celui-ci.
À force de persévérance et de pédagogie, le photographe a cependant réussi à prendre quelques clichés. Des hommes surtout... "On a fait le point ensemble, avec les six autres photographes, et on a réalisé que nous avions très peu de vieux, de femmes et d’enfants", se souvient-il. "Ce que nous retenons, c'est qu’il y avait un réel contraste entre l’enthousiasme des personnes photographiées et celui du public, estime pour sa part la photographe Rania Dourai, qui a participé au projet. En réalité, cette expérience a été digne d’une étude sociologique !", conclut-elle.