En lâchant, le 2 février, les "baltagias" - des gangs de voyous payés qui font régner la terreur – pour mâter les protestataires, le régime a laissé éclater au grand jour une culture de la violence jusque-là cantonnée aux geôles.
Leurs rapports se comptent par dizaines, les faits qu’ils relatent rivalisent de cruauté et de sadisme. Depuis des décennies, les associations égyptiennes et internationales de défense des droits de l’Homme dénoncent les actes de tortures, pratiqués de façon courante et intensive par les forces de l’ordre en Egypte.
Dans les rangs des partisans au régime de Moubarak, des bandes de jeunes issus des quartiers défavorisés sont particulièrement craints par les manifestants anti-Moubarak. Ces "Baltagias", ou "Baltajiyas", auraient été convoyés depuis les quartiers pauvres vers la place Tahrir et payés par le gouvernement. Ils brandissent des bâtons et des couteaux.
Mais si nombreux soient-ils, ces rapports n’avaient jusqu’à présent rencontré que peu d’écho au sein de la communauté internationale. Jusqu’à ce mercredi 2 février au Caire, neuvième jour des manifestations anti-Moubarak, où le rassemblement a viré à la bataille rangée.
Tout au long de la journée, anti et pro-Moubarak se sont violemment affrontés, à coup de pierres, de cocktails molotov, de barres de fer et de couteaux sur la place Tahrir. Les journalistes ont été pris pour cibles, parfois lynchés par les pro-Moubarak, traqués jusque dans leurs chambres d’hôtel, puis emmenés dans les locaux de la police militaire. Les nombreux journalistes brutalisés ont témoigné à travers le monde de ce qu’ils avaient subi, de ce qu’ils avaient vu. La répression brutale et archaïque du régime de Moubarak s’est étalée devant les caméras du monde entier.
Les baltagias, milices du régime
Pour de nombreux égyptiens, pas de doute, ce déferlement de violence est l’œuvre des baltagias ("vandales", en français) – ces voyous payés par le régime pour faire régner la terreur – présents en masse dans les rangs des partisans du régime en place. "Etant donné la nature des attaques, ciblées contre les manifestants de l’opposition, il est fort probable qu’elles aient été organisées, et commises par des personnes payées à cet effet", affirme Heba Morayef, chercheuse pour Human Rights Watch au Caire. "C’est devenu d’autant plus clair lorsque ces attaques ont subitement cessé, après que le Premier ministre (Ahmad Chafic) a promis d’enquêter sur les incidents et de punir les responsables", poursuit la militante des droits de l’Homme.
D’après l’analyste politique et écrivain, Issander El-Amrani, basé au Caire, le recours aux baltgias est une pratique commune du régime. "Ce n’est pas un phénomène nouveau, ça fait des années que ça dure", explique-t-il. "Nous avons vu les baltagias agir quotidiennement pendant les élections de novembre [les élections législatives de novembre 2010]. Le parti au pouvoir, le NPD [Parti national démocratique] les a utilisés pour, par exemple, mettre en œuvre des fraudes. Des hommes d’affaires les emploient pour faire de l’intimidation et du racket", poursuit-il
itCes baltagias – membres de gangs, informateurs, jeunes chômeurs ou pauvres – sont, en résumé, les barbouzes du tristement célèbre SSI (Service d’enquête pour la sécurité de l’État), service du ministère de l’Intérieur. Ces vingt dernières années, les milices ont été pointés du doigt pour avoir violemment dispersé des manifestations, et usé de violences à caractère sexuel, attouchements et harcèlements, pour dissuader les opposants de poursuivre leurs mouvements.
Selon Heba Morayef, le pouvoir du SSI s’est particulièrement développé ces dernières années : "Il surveille les partis politiques, les associations… Tout devient politique. Les manifestations sont considérées comme illégales et illégitimes, les manifestants sont susceptibles d’être détenus sous le régime de l’état d’urgence", explique-t-elle, en faisant allusion au régime en vigueur en Egypte depuis l’assassinat de l’ancien président Anouar el-Sadate en 1981.
Le SSI serait, selon Issander El-Amrani, fort de près de deux millions d’hommes – incluant les informateurs de la police – pour une population de 78 millions d’habitants. Un effectif à même d’étouffer toute forme de dissidence, même très localisée.
Khaled Saïd, symbole de la résistance
Pour Heba Morayef, ce qui s’est passé le 2 février n’est que "le résultat de dizaines d’années où la torture a été tolérée, des années durant lesquels poursuivre les tortionnaires était mission impossible". Ce sont des années d’impunité qui ont rendu possible ce que nous voyons aujourd’hui dans les rues du Caire, ajoute-t-elle.
Les manifestations ont d’ailleurs commencé le 25 janvier, jour de la fête de la police. "Ce n’est pas une coïncidence, affirme Heba Morayef. Les manifestations ont été planifiées ce jour là pour marquer la colère de la population contre les forces de l’ordre après la mort de Khaled Saïd."
Ce jeune homme de 28 ans, habitant à Alexandrie, a été arrêté dans un cybercafé en juillet 2010 par deux policiers en civil, puis laissé pour mort quelques heures plus tard devant l’entrée d’un immeuble. Aux dires de l’opposition, son seul tort a été de poster sur Internet une vidéo montrant plusieurs policiers se partageant une saisie de drogue. Rien n’a jamais été prouvé, mais, au sein de la population, les policiers sont largement suspectés de travailler main dans la main avec les gangs.
Le drame de Khaled Saïd est devenu un symbole. Une page Facebook qui lui est consacrée a connu un succès phénoménal, au point de devenir un lieu d’expression majeur des dissidents. C’est sur ce site qu’un appel à manifester pour le 25 janvier a été lancé.
"Il s'agit d'une société encore brutalisée, affirme Issander El-Amrani. Pour les étrangers, Le Caire semble un endroit sûr parce que la population est durement réprimée. Mais dès que le couvercle est levé, on ne voit qu’un déchaînement de violence."