Le dirigeant libyen, qui a accueilli à Tripoli dirigeants européens et africains pour relancer un partenariat entre les deux continents, a réclamé cinq milliards d'euros pour juguler le flux de migrants africains vers l'Europe.
La colonel Kadhafi a des objectifs précis : si l’Europe veut coopérer en matière d’immigration, elle doit en payer le prix. Et pas des moindres. Face à 80 dirigeants européens et africains réunis à Tripoli les 29 et 30 novembre, le guide libyen a réclamé la bagatelle de cinq milliards d’euros aux Européens pour juguler le flux de migrants africains vers le Vieux Continent.
Le dirigeant libyen, qui souhaite que l’Europe finance la sécurisation de ses 5 000 km de frontières, avait déjà réclamé cette somme lors d’une visite d'Etat à Rome, en août dernier. L’Union européenne, qui avait jugé la demande exagérée, ne lui avait accordé que 50 millions d’euros sur deux ans. Qu’importe : il revient à la charge et il a des arguments. "Si vous voulez stopper l’immigration clandestine, aidez la Libye", a-t-il insisté. Sinon, "la Libye ne sera plus le garde-côte de l’Europe".
La menace n’est pas nouvelle. Le dirigeant libyen est allé jusqu’à faire remarquer que ce n’était pas la Libye qui avait besoin de ce financement, mais les Européens qui souhaitaient arrêter l’immigration.
L'UE à la recherche d'un sous-traitant pour le contrôle des frontières
Déclaration de bonne guerre. Kadhafi, qui figurait il y a peu sur la liste des terroristes internationaux, joue le jeu d’une Europe qu’il sait à la fois extrêmement sensible sur la question de l’immigration, mais dénuée de toute coordination politique. Elle n'a aujourd'hui pas d'autre choix que de sous-traiter le contrôle de ses frontières extérieures à des pays tiers.
Selon Jean-Paul Gourevitch, consultant international et spécialiste de l’Afrique et des migrations, l'Europe a besoin de Kadhafi autant qu'il a besoin de l'Europe: "Kadhafi n'est pas insensible aux sirènes économiques de l'Union européenne (...) Parallèlement, l'Europe a besoin de mettre en place un système de filtrage de la migration."
Le marché s’est avéré juteux pour la Libye, point de passage où transitent chaque année près de deux millions de clandestins qui rêvent de rejoindre l’Union européenne via Malte ou l’Italie. Aussi, depuis la levée des sanctions internationales en 1999, la Libye est-elle devenue un partenaire privilégié de l’Europe.
En 2008, la Libye et l’Italie, dont l’île de Lampedusa voit débarquer chaque année des dizaines de milliers de clandestins africains, ont signé un "traité d’amitié" stipulant que l’Italie investirait 250 millions d’euros chaque année pendant 25 ans pour équiper la Libye. En contre-partie, Kadhafi avait promis d’empêcher le départ de bateaux de migrants vers l’Italie et ses îles.
A la suite de cet accord, quelques 850 migrants ont été refoulés vers la Libye, au mépris de la Convention de Genève sur le droit des demandeurs d’asile. Fin 2009, le nombre de clandestins débarqués en Sicile ou à Lampedusa a chuté de près de 90%.
Les migrants, monnaie d’échange entre l’UE et la Libye
Les organisations de défense des droits de l’Homme dénoncent le business de la sécurité et de l’immigration. " En matière migratoire, les portes et les routes s’ouvrent et se ferment très vite, au grè des tractations entre Etats membres de l’Union européenne et les pays dits ‘tiers’", s’insurge Migreurop dans son dernier rapport sur les flux migratoires en 2009-2010.
Face à la marchandisation de la sécurité des frontières qui accompagne la construction européenne, les migrants trinquent. "Transformés en monnaie d’échange vivante, ils [les migrants et candidats à l’asile] font les frais du ‘sale marché’", peut-on lire dans le rapport de Migreurop.
Human Rights Watch (HRW) n’a de cesse de dénoncer les conséquences des négociations entre l’UE et la Libye pour limiter les flux de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile vers l’Europe. Dans son rapport paru en 2009, HRW révèle nombre d’arrestations arbitraires de sans-papiers, maltraitance, conditions de détention, persécution, tortures, etc...
"La réalité, c'est que l'Italie renvoie les gens vers un pays où ils subissent des mauvais traitements. Des migrants qui ont été détenus en Libye évoquent régulièrement des traitements brutaux et des conditions de surpeuplement et de manque d'hygiène",dit Bill Frelick, directeur chargé de la politique des réfugiés à Human Rights Watch .
L'absence de politique commune a un prix
Les leaders européens, eux, ne pipent mot et se félicitent de "l’agenda de coopération" signé en octobre avec Tripoli, pour lutter contre l'immigration clandestine.
Reste à savoir si l'Europe aura les moyens de suivre cet agenda tout autant politique que financier. Jean-Paul Gourevitch soulève la très polémique question du coût des migrations. Selon ses calculs, l'immigration coûterait à la France 30 milliards d'euros par an. "On ne peut analyser le phénomène des migrations seulement sous un prisme moral. Le coût des migrations irrégulières est trés important et pas si éloigné de ce que demande Khadafi", souligne le consultant.
A l'issue de ce troisième sommet, l’Union européenne passe ainsi une nouvelle étape dans la gestion de la question migratoire. La Libye quant à elle, qui n’est ni signataire de la Convention de Genève, ni de la Convention de l'Union Africaine (UA) qui oblige à coopérer avec les organisations internationales sur les questions d'asile et de migration, semble profiter d'un marché dont les produits sont avant tout des hommes.