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Les victimes collatérales de l'accord sur le gaz

L'accord signé le 19 janvier entre Gazprom et Naftogaz met fin à une crise d'une quinzaine de jours entre Kiev et Moscou - crise qui a eu un impact dans des pays d'Europe. Mais il pourrait aussi inaugurer la fin d’un système complexe et secret.

L’accord signé le 19 janvier entre deux géants nationaux, le russe Gazprom et l’ukrainien Naftogaz, vise à mettre fin au conflit gazier entre Kiev et Moscou qui dure depuis le 1er janvier. Mais il pourrait aussi mettre un terme aux pratiques des sociétés intermédiaires dans le commerce du gaz entre les deux frères ennemis.

C’est en effet la première fois en 15 ans que Gazprom et Naftogaz signent un contrat direct, sans passer par des intermédiaires.

Depuis 1994, les livraisons de gaz en Ukraine ont impliqué un vaste système de sociétés intermédiaires : dans la pratique, ce n'est pas Gazprom qui livrait le gaz à l'Ukraine, mais la société opaque Rosukrenergo.

Un système tentaculaire

RosUkrEnergo est basée en Suisse, dans le canton de Zoug, un paradis fiscal. La société a été créée en 2004 et appartient pour 50% à Gazprom. Jusqu'à 2006, l'actionnaire des autres 50% d'actions, gérées par la banque autrichienne Raiffessen Investment, restait inconnu.

En 2006, suite aux enquêtes du Département de la Justice des Etats-Unis sur la société Rosukrenergo et ses liens présumés avec Semion Mogilevich, un homme d'affaire russo-ukraino-israélien-hongrois recherché par le FBI, les autres actionnaires sont sortis de l’anonymat. Ce sont des hommes d’affaires ukrainiens très peu connus - Dmitri Firtash et Ivan Fursin, qui détiennent respectivement 45% et 5% de la société et qui nient tout lien avec Semion Mogilevich.

Le dossier est d’autant plus complexe que, jusqu’à présent, Gazprom achetait du gaz au Turkménistan, en Asie centrale, et le revendait à Rosukrenergo.

Rosukrenergo le revendait à son tour à d'autres intermédiaires sur le marché ukrainien, dont la société UkrGasEnergo, possédée à parts égales par Naftogaz et Rosukrenergo.

UkrGasEnergo vendait enfin ce gaz aux consommateurs ukrainiens.

"Le rôle de ces intermédiaires est difficilement compréhensible", explique Alexandre Souchko, spécialiste de sciences politiques, directeur de l'Institut de coopération euro-atlantique à Kiev.

Selon lui, une des raisons de la crise actuelle est la volonté du gouvernement ukrainien et surtout de la Premier ministre Ioulia Timochenko de se débarrasser de ces intermédiaires et de signer des accords directement entre Gazprom et Naftogaz, ce que Gazprom refusait jusqu’à présent.

"La signature de cet accord signifie la fin de Rosukrenergo et la victoire de Ioulia Timochenko", estime également Léonid Saprikyn, directeur des programmes énergétiques du Centre des études économiques et politiques Razoumkov à Kiev.

Contactées par FRANCE 24, les trois sociétés Gazprom, Rosukrenergo et Naftogaz n’ont pas été en mesure de répondre à nos questions avant la publication de cette article.

Soupçons de corruption

Pourtant, les schémas directs de livraison de gaz, donc sans intermédiaires, ont existé pendant les 3 ans qui ont suivis l'éclatement de l'Union soviétique. C'est à cette époque qu'ont eu lieu les "premières guerres du gaz" entre les deux pays. Le monopole russe Gazprom accusait alors l'Ukraine de ne pas payer le gaz - bien que les consommateurs ukrainiens le payaient à l'entreprise d'Etat ukrainienne Ukrgazprom, ex-Naftogaz - et n'arrivait pas à se faire payer sans prendre le risque de voir l'Ukraine couper le gaz russe transitant vers l'Europe.

La solution a été trouvé en 1994, avec l'apparition des premières sociétés intermédiaires comme Nordex ou Omrania remplacées ensuite par Itera, qui - après avoir trouvé les moyens de court-circuiter l'entreprise nationale ukrainienne – ont commencé à acheter le gaz de Gazprom et à le revendre aux usines ukrainiennes, qui sont les plus grands consommateurs de gaz.

Les oligarques ukrainiens qui possèdent des usines sont soupçonnés de jouer un rôle important dans ce système opaque.

"De grands consommateurs finaux se sont emparés d'une partie du marché gazier intérieur, en achetant au-delà de leur propres besoins pour ensuite le revendre", explique Jérôme Gillet, banquier d’affaires spécialisé dans l’investissement dans le secteur énergétique, qui anime le blog "European Tribune". "Les guerres du gaz de 2006 et les désaccords actuels, sont finalement des guerres de partage du pouvoir entre les oligarques russes, ukrainiens et turkmènes, qui auraient impliqués les hauts responsables au sein de Gazprom", explique Jérôme Guillet.

D'autres sociétés sont apparues dans le marché intérieur ukrainien, dont United Energy Systems of Ukraine, principal importateur de gaz sous le gouvernement de Léonid Kouchma. L’ actuel Premier ministre, Ioulia Timochenko, a dirigé cette société dans les années 1990, elle y a d’ailleurs fait sa fortune et fut même surnommée depuis la "princesse du gaz".

Après l'arrivée de Vladimir Poutine au kremlin en 2000 et celle d’Alexeï Miller à la tête de Gazprom en 2001, les intermédiaires ont changé. Peu après, la société Itera a été remplacée par EuralTransGaz, avec Firtash comme principale actionnaire. Après des soupçons de corruption et de ses liens avec Sémion Mogilevich, EuralTransGaz a été remplacé par RosUkrEnergo.

"Ce système des intermédiaires met en évidence le fait que les oligarques en Ukraine et en Russie font à la fois de la politique et du business, et utilisent souvent la politique à des fins personnelles", dit Maïté Jaureguy-Naudin, coordinatrice du programme énergie de l'IFRI.

Un accord pour la forme ?

Le contenu de l’accord signé le 19 janvier au siège du gouvernement russe n'a pas été divulgué officiellement. Le texte comprend en fait plusieurs contrats signés par Alexeï Miller, patron de Gazprom et par Oleh Doubina, qui dirige Naftogaz, en présence des Premiers ministres des deux pays.

Peu après, le Premier ministre russe Vladimir Poutine et son homologue ukrainienne Ioulia Timochenko ont tenu une conférence de presse commune enjoignant Gazprom de reprendre ses livraisons de gaz à l’Ukraine. Poutine a ajouté qu'il n'y aurait plus d'intermédiaires pour le commerce du gaz avec Kiev.

Une annonce qui laisse sceptique le spécialiste de la question Jérôme Gillet : "Les dirigeants russes et ukrainiens l’annoncent chaque année, mais ensuite rien ne change", déplore t-il. "Il n’est pas exclu qu’une grande partie de l’accord reste secret et que les intermédiaires réapparaissent dans quelques mois sous une autre forme."

Jusqu’à présent, dans la guerre du gaz qui recommence chaque hiver entre Kiev et Moscou, rien ne changeait, sauf les noms des intermédiaires Nordex, Omrania, Itera, EuralTransGaz, RosUkrEnergo qui se succèdent mais fonctionnent selon le même principe.

Tags: Russie, Gaz, Ukraine,