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De la "Symphonie des sirènes" sous Lénine aux comédies musicales de Staline

La Cité de la Musique propose, jusqu'au 16 janvier 2011, un parcours musical à l'époque soviétique. De l’imagination débordante des années 1920 au réalisme socialiste le plus implacable des années 30 : passage en revue de plusieurs notions-clé.

Courant futuriste ou constructiviste :

C’est le nom donné à l’avant-garde russe lorsqu’éclate la révolution bolchévique en 1917. Abstraction, remise à plat de l’espace, étude scientifique de l’art, ambition d’être "l’homme du futur" : le courant trouve des points communs avec les idéaux politiques du leader de la révolution bolchévique, Vladimir Lénine, que les artistes soutiennent en grande majorité. "L’art est libre. La création est libre. L’homme, né pour la création et l’art, est libre", proclamaient les peintres avant-gardistes. Ils pensaient que le pouvoir bolchévique allait leur garantir cette liberté.

Le courant est porté par le peintre Kazimir Malévitch, auteur du fameux "Carré noir sur fond blanc" et qui s’autoproclame "président de l’espace". Au cinéma, Sergueï Eisenstein et sa façon architecturale de filmer, s'inscrivent aussi dans ce mouvement. Dès 1913, est donné l’opéra " Victoire sur le soleil", (livret de Krouchenikh, musique de Matiouchine, décors et costumes de Malévitch). Cet opéra futuriste pour marionnettes et installation électromécanique suscite encore la curiosité aujourd’hui. En voici une mise en scène récente et amateur:

Courant machiniste :

"Symphonie des sirènes" du compositeur Arseni Avraamov, invention du thereminvox (ou thérémine, premier instrument électronique commercialisé au monde), créations du théâtre projectionniste et du théâtre Proletkult d’Eisenstein : la mode est au bruitage.

La "Symphonie des sirènes" est entrée dans la légende en 1922, lorsque des moteurs des hydravions, des sirènes des usines, des fabriques, des bateaux et des locomotives ont formé un immense orchestre à l’échelle d’une ville, celle de Bakou. Deux batteries d’artillerie remplacent les percussions, les canons font office de caisses claires. Le chef d’orchestre se tient sur une plate-forme et dirige à l’aide de grands drapeaux de couleur. Une machine est spécialement construite pour l’occasion, dotée de 50 sifflets de locomotives et manipulée par une foule de musiciens qui suivent des partitions spéciales, les "texto-notes".

Les goûts de Lénine :

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Lors d'une soirée chez Maxime Gorki, Lénine aurait eu un coup de cœur pour la Sonate Appassionata de Ludwig van Beethoven, en 1920. Il aurait dit, selon les souvenirs de Gorki, futur conseiller culturel de Staline : "Je ne connais rien de mieux que l’Appassionata. Je suis prêt à l’écouter chaque jour. (…) Mais je ne peux pas écouter longtemps de la musique, cela agit sur les nerfs, on a envie de dire d’aimables sottises et de caresser la tête des gens qui peuvent créer une telle beauté (…). Aujourd’hui, il ne faut caresser la tête de personne, sinon on se fait mordre la main. Il faut donner des coups sur la tête, sans pitié." Lénine entretient un rapport ambigu avec la musique, reconnaissant son pouvoir sur les foules mais se méfiant de tout sentimentalisme.

Tout comme son successeur Joseph Staline, il prône néanmoins la pratique de la musique à un niveau d’excellence. Les conservatoires forment des interprètes virtuoses, tels le violoniste David Oistrack et les pianistes Emil Guilels et Sviatoslav Richter.

Après la mort de Lénine, en 1924, les musiciens bénéficient d’une relative liberté de création, pendant quelques années encore. Le compositeur Dmitri Chostakovitch écrit une musique pour le ballet « Le Boulon » [Bolt], représenté pour la première fois en 1931. Il s’agit d’une vision satirique de la vie en usine : un ouvrier paresseux, ivrogne et absentéiste tente, pour se venger de son licenciement, de saboter une machine en y introduisant un boulon. Cette pièce est la dernière de l’époque d’avant-garde théâtrale : en 1932, un arrêté du Comité central du parti communiste prône le réalisme socialiste.

Réalisme socialiste:

À partir de 1934, le chef du commissariat du peuple à l’instruction (Narkompros), Andreï Jdanov, serre fermement les vis. Il établit les nouvelles règles : l’art doit être "réaliste" (pas de musique atonale ou de peinture abstraite) et doit "affirmer la vie" (être édifiant, susciter des pensées nobles). En clair, le jdanovisme prône les sujets historiques ou contemporains à forte connotation idéologique et qui affirment la supériorité de l’ordre mondial communiste. Le modèle est "Ivan le Terrible" de Sergueï Eisenstein, qui remporte le prix Staline en 1945. 

La peinture et le cinéma sont concernés au premier chef. De nouveau, il est plus difficile pour les autorités d’arrêter une vision définie de la musique. L’arrêté concernant la musique n'est publié qu'en 1948. Les compositeurs Dmitri Chostakovitch, Sergueï Prokoviev et Aram Khatchatourian y sont ouvertement dénigrés.

Prokoviev, qui avait été reçu en grande pompe en 1927 avec son opéra-bouffe "L’amour des trois oranges", meurt le 5 mars 1953 à Moscou, le même jour que Staline, dans un isolement moral et artistique.

Les goûts de Staline :

Joseph Staline allait régulièrement au théâtre du Bolchoï et se tenait au courant des dernières actualités artistiques.

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En 1936, il assiste à deux œuvres scéniques : "Lady Macbeth de Mtsensk" de Dmitri Chostakovitch et "Le Don paisible" d’Ivan Dzerjinski. L'oeuvre de Chostakovitch est complexe : elle revisite le passé russe et réhabilite les détenus sibériens, victimes de l’ancienne politique tsariste. La musique mélange des sonorités du XIXe siècle et les innovations tonales propres à Chostakovitch. De telle sorte que l'opéra connaît un grand succès dans les salles occidentales. Par contraste, l’œuvre de Dzerjinski apparaît manichéenne, opposant "bons" et "méchants". C'est scéniquement réussi - des danses et de chansons folkloriques, chantées à grand renfort de chorales massives - mais musicalement pauvre.

De toute évidence, c’est ce deuxième spectacle que préfère Staline. Un article dans "La Pravda", publié en janvier 1936, intitulé "Le chaos remplace la musique" (et non-signé), condamne l’œuvre de Chostakovitch pour ses emprunts au jazz, son "érotisme refoulé", le "flot de sons intentionnellement discordants et confus". Le texte qualifie même le personnage principal de "pornophonie". Les œuvres de Chostakovitch, qui faisaient pourtant la fierté de Moscou à l’international, ne sont désormais plus jouées sur les scènes soviétiques. "L’opéra-chanson" de Dzerjinski est, quant à lui, élevé en modèle jusque dans les années 1950.

Au cinéma fleurissent des comédies musicales, mettant en scène des Russes blondes et souriantes chantant le travail en usine et dans les champs. Au firmament du goût stalinien : les films de divertissement de Grigori Alexandrov, dans lesquels sont interprétées les chansons à succès d’Isaak Dounaïevski.

L'exposition "Lénine, Staline et la musique" est proposée par la Cité de la Musique jusqu'au 16 janvier 2011. Commissaire : Pascal Huynh.

Renseignements : www.cite-musique.fr