Salué à l'international pour sa stabilité politique, le Sénégal n'est pas encore parvenu sur le plan économique à tirer profit de ses capacités, estime l'économiste sénégalais Moubarak Lo à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance du pays.
Le vendredi 20 août 1960, le Sénégal franchissait l'ultime étape vers son indépendance en se retirant de la Fédération du Mali, quelques mois à peine après la décolonisation de cette dernière. Cinquante ans plus tard, Moubarak Lo, économiste et consultant à Dakar, auteur de "Le Sénégal émergent : agenda pour le futur" (éd. Wal Fadjri, 2003), dresse un bilan économique "mitigé" de ces cinq décennies.
FRANCE24 - Quel bilan économique tirez-vous de ces 50 années d’indépendance sénégalaises ?
Moubarak Lo - Mitigé. Le pays est parvenu à passer d’une économie uniquement basée sur la culture d’arachide à une économie diversifiée. Le Sénégal a un grand potentiel mais n’arrive toutefois pas à transformer l’essai. La stabilité politique ne suffit pas ! La moitié de la population vit toujours en dessous du seuil de pauvreté, le secteur informel emploie toujours une majorité des Sénégalais et le pays attire peu les investisseurs privés.
F24 - Quelle a été la politique économique du père de l’indépendance, Léopold Sédar Senghor ?
M. L. - Les deux grands paradigmes qui étaient ceux de l’économie sénégalaise sous la colonisation n’ont pas été modifiés : elle est restée concentrée sur l’arachide et tournée vers l’exportation, notamment vers la France et l’Europe.
Léopold Sédar Senghor a toutefois choisi la voie du "socialisme à l’africaine", un modèle de développement fondé sur l’encadrement des paysans, la mise en place de programmes agricoles, la nationalisation d’industries (huileries, banques, etc.). Cette politique a permis de moderniser l’agriculture, la rendant plus productive, mais a généré beaucoup de dépenses publiques. Résultat : à la fin des années 1970, à la suite en outre du choc pétrolier, le Sénégal se retrouve au bord de la banqueroute.
F24 - Comment le pays a-t-il pu se redresser ?
M. L. - À partir de 1978, sous la houlette du Fonds monétaire international [FMI], le Sénégal s’est lancé dans un programme de maîtrise des dépenses publiques. Ce fut la fin des programmes agricoles et des prix garantis aux producteurs. Le choc fut terrible pour le monde paysan, son pouvoir d’achat a chuté. En 1984-1985, sous la houlette du FMI et de la Banque mondiale, le pays s’engage dans l’ajustement structurel, avec pour objectif le développement des productions agricoles et industrielles. Trois mots d’ordre : libéralisation, désengagement de l’État, privatisation. Mais ce n’est véritablement qu’à partir de 1993 que l’État ouvre vraiment les yeux et accélère les réformes de son plein gré.
Jusqu’en 1993, le pays a stagné (la croissance économique était comprise entre 2,5 et 3%, au même niveau que la croissance démographique, donc le pays ne s’était pas enrichi). En revanche, après 1994, la croissance est en moyenne de 5 %, les finances publiques retrouvent l’équilibre et le pays redevient le chouchou des partenaires publics au développement. Aujourd’hui, le secteur primaire ne représente plus que 14 % du PIB. L’économie est tournée vers les services, avec surtout un bond fulgurant des télécoms. Seul hic : la balance extérieure, restée négative, car nous importons beaucoup de biens d’équipement et d’aliments (riz notamment).
F24 - La croissance est aujourd'hui revenue autour des 3 %. Qu’est-ce qui explique un tel ralentissement ?
M. L. - Depuis 2007, le pays connaît un creux, en partie à cause de la crise mondiale. Les émigrés sénégalais envoient moins d’argent, alors que la consommation intérieure dépend beaucoup de ces transferts. Les aides internationales diminuent. Les finances publiques traversent une passe difficile, donc les commandes publiques diminuent. La perspective de la présidentielle de 2012 limite les initiatives et on peut penser que les investisseurs attendent de voir ce qui va se passer.
F24 - Quels sont les grands défis économiques du pays ?
M. L. - Poursuivre la diversification. Le Sénégal peut pour cela se baser sur un potentiel encore insuffisamment exploité dans plusieurs domaines. L’horticulture d’abord (tomates, mangues, papayes, haricots verts, fleurs, etc.), avec, à terme, la possibilité d’exporter des produits transformés, à plus grande valeur ajoutée. Autres secteurs : le textile, la confection, l’artisanat, la pêche, l’industrie culturelle et les télécommunications.
L’autre défi est d’attirer enfin en masse les investisseurs privés. Les obstacles ? Le sentiment de corruption, la lenteur et la complexité administrative, ainsi qu’un problème de formation professionnelle : nous ne formons pas assez de cadres intermédiaires. Si le Sénégal peut relever ces défis, il figurera sans doute dans les 10 à 15 ans parmi les pays émergents.