"Je crois que nous, les Européens, avons commis l'erreur de pousser la Turquie vers l'Est, au lieu de l'attirer vers nous", a analysé Franco Frattini, ministre des affaires étrangères italien. Il est vrai que depuis quelques mois, la Turquie semble avoir pris son envol sur la scène internationale, se rapprochant des pays du Moyen-Orient.
Où va la Turquie?
Pays laïc et allié traditionnel des occidentaux la Turquie est dirigée depuis 7 ans par le gouvernement islamiste modéré issu de l'AKP. Le parti a coupé officiellement avec ses racines islamistes et a engagé la Turquie sur le chemin de l'Union européenne. Mais alors que les négociations sont en panne, la Turquie mène depuis 2 ans une diplomatie hyperactive vers le sud et devient un acteur émergeant de poids - comme l'a montré la signature de l'accord avec le Brésil sur l'échange de combustible iranien et l'opposition des Turcs à de nouvelles sanctions contre l'Iran. La crise avec Israël - liée notamment à l'incident de la flottille qui se rendait a Gaza - n'a pas aidé à rassurer les Occidentaux sur les intentions du gouvernement.
Ambassadeur dans les années 1990, Ugur Ergun a représenté une certaine image de la Turquie dans le monde entier. Celle d'un pays musulman, allié des Occidentaux mais mal à l'aise avec ses voisins arabes. Revendiquant son appartenance à l'élite laïque du pays, il ne cache pas son inquiétude depuis l'arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP) et le rapprochement avec le Moyen-Orient. “Il n'y a pas de mal a coopérer de près avec les pays du Moyen-Orient mais l'AKP n'a pas à ajouter une dimension religieuse à cette politique" argue-t-il.
Avec d'autres ambassadeurs turcs à la retraite, Ugur Ergun a écrit une lettre ouverte critiquant le Premier ministre turc, dont il n'aime pas les origines islamistes et le style peu diplomatique. Ce style s'est illustré lorsque Recep Tayyip Erdogan avait quitté, furieux, un débat avec Shimon Peres à Davos en janvier 2009 à cause de l'opération "plomb durci" à Gaza.
Parallèlement à la crise avec Israël, la Turquie s'est rapprochée d'anciens rivaux comme l'Iran et la Syrie notamment pour des raisons économiques. La Turquie a même voté non à de nouvelles sanctions de l'ONU contre Téhéran. Une attitude qui déplait aux Occidentaux mais qui suscite la fierté d'une grande partie de la population turque, comme l’explique Mehmet, attablé dans un café à narguilé : “Jusqu'à maintenant la Turquie avait trop négligé l'Est, et comme nous sommes géographiquement au milieu, il faut garder de bonnes relations avec tous nos voisins”.
Cette nouvelle diplomatie tournée vers l'Orient mais aussi vers les Balkans et l'Asie est parfois qualifiée de "néo-ottomane". Pour l'auteur de cette politique, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, cette orientation est compatible avec les objectifs européens de la Turquie. “Ce que nous faisons au Moyen-Orient, c'est essayer de créer un ordre basé sur l'Etat de droit, la démocratie, les droits de l'homme, l'interdépendance économique et la coexistence multicurelle, qui sont les valeurs de l'Union européenne”, explique-t-il à FRANCE 24.
Mais ce discours rationnel a trouvé ses limites après l'assaut israélien contre la "flottille de la liberté" qui transportait de l'aide humanitaire vers Gaza, le 31 mai. La mort de neuf Turcs a provoqué de nombreuses manifestations, aux accents parfois antisémites. Cette poussée islamiste a été notamment alimentée par de violentes diatribes anti-Israël du gouvernement.
L'idéologie religieuse est bien présente chez certains membres de l'AKP, mais elle n'est pas pour autant, selon les analystes, le moteur de la politique étrangère turque. “La religion est bien plus présente dans le discours que dans la pratique politique, explique Soli Özel, professeur de relations internationales à l'Université Bilgi d'Istanbul. L'implication très forte de la Turquie au Moyen-Orient est davantage la conséquence de changements structurels et régionaux - liés notamment à la guerre en Irak - qu'une volonté idéologique de rompre avec l'Ouest". Selon Özel, l'économie est un facteur bien plus déterminant que la religion dans la conduite des affaires étrangères turques.
Pendant que certains s'interrogent sur la direction que prend la Turquie, la Turquie, elle, prend conscience de sa position stratégique entre deux continents et de son nouveau statut de pays émergeant avec lequel les grandes puissances doivent désormais compter.
Les invités du Focus:
- Didier BILLION, chercheur à l’IRIS, spécialiste de la Turquie, auteur de ''La politique extérieure de la Turquie''
- Assia SHIHAB, correspondante de France 24 en Turquie, par téléphone d'Istanbul (Turquie)
Émission préparée par Kate Williams, Marie Billon et Patrick Lovett