
Une personne achète un exemplaire du journal La Repubblica avec Donald Trump en une, à Rome, le 7 novembre 2024. © Alessandra Tarantino, AP
Deux journaux historiques, un acheteur "ultra-conservateur" et des réactions venues de Moscou : la vente annoncée de La Repubblica et La Stampa concentre toutes les inquiétudes sur l'avenir de la liberté de la presse en Italie. Ces deux quotidiens, parmi les plus lus du pays après le Corriere della Sera, pourraient bientôt passer sous le contrôle d'un homme jusque-là peu connu du grand public : Theodore Kyriakou.
À 51 ans, cet armateur grec à la tête du groupe Antenna n'est pas un investisseur ordinaire. Proche de Donald Trump, introduit dans les cercles du pouvoir au Qatar et partenaire commercial du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, il cristallise toutes les craintes.
Après des mois de rumeurs sur des négociations de vente des deux grands quotidiens italiens, la confirmation est tombée la semaine dernière. John Elkann, président du groupe Gedi - propriété de la riche famille Agnelli, fondatrice de Fiat - a annoncé le 10 décembre à ses salariés la signature d'un accord préliminaire exclusif pour la vente de ses activités à Theodore Kyriakou, pour un montant estimé à 140 millions d'euros.

Un "Berlusconi ultra-conservateur des Balkans"
Fondé en 1976 à Rome par Eugenio Scalfari, La Repubblica s'est imposé comme le grand quotidien national de centre gauche, intellectuel et pro-européen. La Stampa, née en 1867 à Turin sous le nom de Gazzetta Piemontese, est l'un des plus anciens journaux du pays, ancré dans une tradition libérale et modérée du nord industriel. Ils comptent tous deux parmi les cinq quotidiens les plus vendus de la péninsule, avec respectivement environ 96 000 et 59 000 exemplaires diffusés par jour en octobre 2024, selon les données de l'ADS. Le groupe Gedi possède aussi le site italien du HuffPost et trois radios nationales - Radio Deejay, M2O et Radio Capital - et emploie près de 1 300 personnes.
Si Antenna possède et contrôle déjà 37 chaînes, ainsi que des services de télévision et de streaming dans 12 pays européens, ce serait la première incursion du groupe dans la presse écrite. Une nouveauté qui alimente les soupçons en Italie : pourquoi s'intéresser soudainement à des journaux notoirement critiques envers le gouvernement italien, mais aussi vis-à-vis de la politique de Donald Trump et Vladimir Poutine ? Avant d'entreprendre cette démarche, le magnat grec s'est assuré d'avoir l'approbation de la Première ministre Giorgia Meloni, selon le journal espagnol El Pais qui cite plusieurs sources.
Le profil du repreneur intrigue d'autant plus : Theodore Kyriakou, décrit par le journal indépendant Blitz Quotidiano comme un "Berlusconi ultra-conservateur des Balkans", revendique volontiers sa proximité avec Donald Trump. Au printemps dernier, il figurait parmi les invités triés sur le volet d'un dîner organisé à Doha par l'émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al- Thani, en l'honneur du président américain. Selon le quotidien grec To Vima, il s'est même entretenu en privé avec les deux dirigeants sur des "questions liées aux développements commerciaux et politiques internationaux".

Mais l'ombre la plus lourde est saoudienne. En 2022, le Fonds d'investissement public d'Arabie saoudite (PIF), présidé par Mohammed ben Salmane, a investi 225 millions d'euros pour acquérir 30 % du groupe Antenna. Officiellement, cette participation ne concernerait pas la branche appelée à reprendre Gedi. De nombreuses ONG dénoncent depuis longtemps l'utilisation du PIF comme un outil de "soft power". Dans son rapport de novembre 2024, Human Rights Watch souligne que ce fonds constitue un instrument direct de MBS pour "pour commettre de graves violations des droits humains et blanchir la réputation du pays entachée par ces abus."
Une "interférence gravissime"
Preuve que l'enjeu dépasse largement l'Italie, l'ambassade de Russie à Rome est sortie de sa réserve. Dans un communiqué publié sur Facebook, elle s'est félicitée de la future vente en espérant qu'avec de nouveaux propriétaires, La Repubblica et La Stampa cesseraient d'être des "porte-voix d'une propagande antirusse débridée".
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Accepter Gérer mes choixUne intervention rarissime qui a suscité une riposte immédiate. Le comité de rédaction de La Republicca a dénoncé dans un communiqué cinglant une "interférence gravissime", et assuré que les journalistes continueraient, tant qu'ils le pourront, à "démonter les récits fallacieux des autocrates, despotes et fauteurs de guerre qui ne respectent pas le droit international".
Dans la foulée, plusieurs responsables politiques ont exprimé leur solidarité avec les rédactions. Le député écologiste Angelo Bonelli a dénoncé une "ingérence grave et inacceptable dans les affaires intérieures de l'Italie". Debora Serracchiani, députée du Parti démocrate, a pour sa part fustigé le "déchaînement honteux de la part d'un régime où les médias sont soumis à un contrôle extrêmement strict et où quiconque le critique risque de subir le même sort qu'Anna Politkovskaïa [journaliste d'investigation russe assassinée en 2006, NDLR] ou Alexeï Navalny [opposant de Vladimir Poutine mort en prison en 2024, NDLR]".
L'utilisation du "golden power" ?
Face à l'émoi, le gouvernement italien dispose théoriquement d'un outil puissant : le "golden power" ou "pouvoirs spéciaux", un mécanisme permettant de bloquer des acquisitions étrangères dans des secteurs stratégiques. Mais le gouvernement de Giorgia Meloni temporise face à cette demande de la gauche. "C'est le marché qui décide", a balayé le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani, tout en reconnaissant que "si les quotidiens italiens restent dans des mains italiennes, c'est mieux pour la liberté de la presse, pour l'intérêt national".
Rien n'indique à ce stade que la Première ministre ait l'intention d'intervenir. Une passivité qui interroge, alors même que ces deux titres constituent deux piliers du pluralisme médiatique italien. La Repubblica, en particulier, s'est imposé comme l'un des principaux contre-pouvoirs de son gouvernement. Une cession à un groupe étranger fait donc craindre un affaiblissement durable de cette voix critique.
À Turin, bastion historique de La Stampa, l'émotion dépasse le cadre journalistique. Pour beaucoup, la vente est vécue comme une trahison. Les lettres de lecteurs affluent, mêlant indignation et tristesse. L'archevêque de la ville, Roberto Repole, est même intervenu publiquement, rappelant que "dans un moment historique très délicat pour l'avenir de la démocratie, [...], je crois indispensable qu'une grande ville comme Turin conserve des outils d'information adéquats pour connaître la réalité et former l'opinion publique."
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Accepter Gérer mes choixLa Stampa n'intéresserait cependant pas le repreneur grec, ont précisé ses journalistes dans un communiqué. Celui-ci devra donc trouver un acheteur avant la fin de la transaction, prévue dans deux mois. L'annonce officielle du rachat est attendue d'ici la fin janvier. En attendant, la mobilisation se poursuit : les rédactions de La Repubblica et de La Stampa ont entamé des grèves, réclamant des garanties sur l'emploi et l'indépendance éditoriale.
