logo

Au Chili, la victoire de José Antonio Kast et l'ombre de Pinochet
L'ultraconservateur José Antonio Kast est devenu, dimanche, le président chilien le plus à droite depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Son ascension réactive des fractures laissées par 17 ans de régime autoritaire : entre un passé encore douloureux, d'une population en quête de retour à l'ordre, et une désillusion à l'égard de la gauche.
Un homme brandit un portrait d'Augusto Pinochet à Santiago après l'élection de José Antonio Kast, le président le plus à droite du Chili depuis 35 ans, le 14 décembre 2025. © Eitan Abramovich, AFP

"Si Pinochet était encore en vie, il voterait pour moi." La phrase, prononcée en 2017 par José Antonio Kast lors de sa première candidature présidentielle, résonne aujourd'hui comme un avertissement. Huit ans plus tard, le Chili a élu à sa tête ce dirigeant d'extrême droite, qui n'a jamais caché son admiration pour Augusto Pinochet. Une première depuis la fin de la dictature en 1990, qui a fait officiellement plus de 3 200 morts et disparus. 

Dimanche, l'ultraconservateur de 59 ans s'est imposé face à la candidate de gauche Jeannette Jara, actant une alternance après quatre années de gouvernement progressiste menées par Gabriel Boric et confirmant le virage à l'extrême droite à l'œuvre en Amérique du Sud. 

Pour une partie des observateurs, l'élection de José Antonio Kast ne peut être dissociée de l'ombre persistante de la dictature du général d'Augusto Pinochet. Le 11 septembre 1973, le militaire lance un coup d'État – avec le soutien américain – contre le président socialiste Salvador Allende, au pouvoir depuis trois ans. Un régime autoritaire, marqué par une répression brutale, est instauré jusqu'en 1990.

"La dictature n'a jamais totalement disparu du paysage politique chilien : un socle de soutien à Pinochet s'est maintenu au fil des décennies et continue de peser sur les équilibres électoraux", analyse Lissell Quiroz, historienne et professeure d'études latino-américaines à CY Cergy Paris Université. 

Au Chili, la victoire de José Antonio Kast et l'ombre de Pinochet
José Antonio Kast salue ses partisans après sa victoire au second tour de l’élection présidentielle à Santiago, le 14 décembre 2025. © Matias Delacroix, AP

"Pas besoin de citer Pinochet"

Selon un récent sondage publié par le journal espagnol El Pais, 30 % des personnes interrogées estiment qu'Augusto Pinochet a été l'un des meilleurs dirigeants du pays, et 32 % sont d'accord ou très d'accord pour dire que si les politiques suivaient ses idéaux, le Chili retrouverait sa place dans le monde. 

Contrairement à tous les présidents élus depuis le retour à la démocratie, José Antonio Kast avait voté en 1988 pour le maintien au pouvoir de Pinochet lors du référendum historique qui a mis fin à la dictature. Les Chiliens étaient alors appelés à se prononcer par "oui" ou par "non" sur la prolongation du mandat du général pour huit années supplémentaires. Tous ses prédécesseurs, de droite comme de gauche, s'étaient engagés dans la campagne du "non". 

Son père, né en Allemagne, s'est installé au Chili après la Seconde Guerre mondiale et y a fondé une entreprise de charcuterie prospère. Des enquêtes menées par des médias en 2021 ont révélé que ce dernier avait été membre du parti d'Adolf Hitler. Mais José Antonio Kast affirme que son père a été enrôlé de force dans l'armée allemande et nie qu'il ait été un partisan du mouvement nazi.

Formé à l'Université catholique de Santiago dans les années 1980, il a débuté son engagement politique au sein du grémialisme, un mouvement fondé par Jaime Guzmán, idéologue du régime militaire et principal architecte de la Constitution de 1980, toujours en vigueur aujourd'hui. 

À ces filiations idéologiques s'ajoutent des liens directs avec la dictature : son frère aîné, Miguel Kast est une figure des "Chicago Boys" (groupe d'économistes des années 1970 ayant travaillé pour le régime), avant de devenir ministre du Travail sous Pinochet et de diriger la Banque centrale. José Antonio Kast a également rendu visite en prison à plusieurs anciens agents de l'État condamnés pour crimes contre l'humanité, dont Miguel Krassnoff, tortionnaire notoire condamné à plus de mille ans de prison. Au fil de ses campagnes présidentielles, José Antonio Kast a tenté d'adoucir son discours, reconnaissant du bout des lèvres, en 2021, le caractère "autoritaire" du régime militaire. 

Pour Lissell Quiroz, l'héritage pinochetiste s'exprime aujourd'hui de manière sous-jacente. "José Antonio Kast n'a pas besoin de citer Pinochet : son image, ses codes et son discours renvoient implicitement à cette période, profondément ancrée dans l'imaginaire chilien", souligne-t-elle. "Il incarne un imaginaire très proche du pinochetisme : celui de l'homme patriarcal blanc, rassurant, censé garantir stabilité et autorité."

"Une demande de retour à l'ordre et à la sécurité" 

Mais cette grille de lecture ne fait pas l'unanimité. Pour Pascal Drouhaud, spécialiste de l'Amérique latine et chercheur associé à l'Institut Choiseul, la clé du scrutin se situe ailleurs. "La victoire de José Antonio Kast s'explique avant tout par une demande de retour à l'ordre et à la sécurité, pas par une nostalgie de Pinochet", avance-t-il. "Il existe une base qui idéalise encore Pinochet, mais elle ne suffit pas à expliquer une victoire électorale. Ce sont la peur et la colère qui ont pesé bien davantage que la mémoire de la dictature", insiste l'expert. "Les Chiliens ne sont pas devenus des nazis." 

Car l'arrivée au pouvoir de José Antonio Kast s'inscrit dans un contexte de peur alimenté par l'augmentation des homicides, la présence du narcotrafic à l'échelle régionale et des vagues migratoires, notamment en provenance du Venezuela et d'Haïti. 

Si le Chili demeure l'un des pays les plus sûrs d'Amérique latine, la criminalité, attribuée par le président élu aux migrants, est devenue la première préoccupation des citoyens, selon plusieurs sondages récents. José Antonio Kast a bâti sa campagne sur cette inquiétude, promettant expulsions massives, militarisation des frontières et création de nouvelles prisons, en prenant pour modèle le Salvador de Nayib Bukele. Dans son discours de victoire à Santiago, il a affirmé que "l'espoir de vivre sans peur a gagné", promettant de "restaurer le respect de la loi". 

Pour Pascal Drouhaud, sa victoire relève aussi de l'adhésion à un projet conservateur et d'un rejet frontal de la gauche au pouvoir. "Son élection est le produit d'une profonde déception à l'égard de Gabriel Boric, élu pour réformer le pays mais qui n'a pas réussi à répondre aux attentes qu'il avait suscitées". Porté par une violente crise sociale de 2019, l'ancien leader étudiant promettait une refonte du modèle chilien. Mais l'échec des référendums constitutionnels - jugés trop complexes, trop idéologiques et éloignés des préoccupations quotidiennes - a laissé un goût amer et désarmé son camp. 

"La mémoire de la répression s'est estompée" 

Un diagnostic que partage l'historienne Lissell Quiroz, qui voit dans ce scrutin un écho troublant de l'histoire chilienne. "Il existe un effet miroir entre l'échec de la gauche aujourd'hui et celui de Salvador Allende au début des années 1970. Face à Allende, Pinochet avait imposé un projet ultralibéral visant à réduire drastiquement le rôle de l'État pour stopper l'hyperinflation. José Antonio Kast s'inscrit dans cette même logique idéologique", souligne-t-elle. 

Au Chili, la victoire de José Antonio Kast et l'ombre de Pinochet
Des partisans de José Antonio Kast se réjouissent à l'annonce des premiers résultats du second tour de la présidentielle, à Santiago du Chili, le 14 décembre 2025. © Juan Gonzalez, Reuters

Dès son entrée en fonction, le président veut baisser le budget de six milliards de dollars en 18 mois, promettant moins d'interventions de l'État et plus de marché. Privatisations, dérégulation, réduction de la dépense publique : son programme rappelle celui des Chicago Boys, architectes du virage néolibéral des années 1970 et 1980. "Ces politiques sont vendues comme une promesse de stabilité économique, mais elles occultent leur face cachée : la paupérisation, la précarité du travail, les difficultés d'accès à la santé ou à l'éducation", avertit Lissell Quiroz. 

Dans les rues de Santiago, après l'annonce des résultats, certains jeunes ont brandi des portraits de Pinochet en scandant des slogans - "Le Chili est et sera un pays libre !" hérités de la dictature. "Avec le temps, la mémoire de la répression s'est estompée, notamment chez les jeunes générations qui n'ont pas connu la dictature", déplore Lissell Quiroz. "On idéalise une paix sociale qui était en réalité imposée par la censure, l'état d'urgence et la peur." 

Dans un Chili pourtant profondément transformé par les luttes féministes, sociales et étudiantes de la dernière décennie, l'arrivée au pouvoir d'un président ultraconservateur apparaît aussi comme une réaction identitaire. "Il incarne les valeurs de la famille, du catholicisme", analyse Pascal Drouhaud. "C'est une réponse au 'wokisme', un frein aux revendications de genre et à la diversité".

Pour Lissell Quiroz, cette dynamique dépasse largement les frontières chiliennes. "On assiste à une crise de la démocratie dans toute la région, où les libertés démocratiques sont mobilisées contre la démocratie elle-même", observe-telle. "Les droits des femmes et des LGBT ou l'accueil des migrants sont désormais perçus comme des facteurs d’'insécurité'."