
Un drone utilisé à Marseille pour aider la police à s'assurer que les mesures de confinement sont bien respectées. © Julien Gérard, AFP
Il n’aura fallu que quelques heures, dans cette nuit du 13 au 14 novembre 2015, pour instaurer en France l’état d’urgence. Il n’avait jusqu’ici été mis en place dans l’Hexagone qu’au moment de la guerre d’Algérie dans les années 1950 et 1960, puis en 2005, lors des émeutes urbaines. L’ampleur des attentats de Paris et Saint-Denis pousse le président de la République, François Hollande, à faire basculer le pays dans un dispositif juridique d’exception. Le début d’un recul des libertés individuelles qui se poursuit encore aujourd’hui.
Concrètement, l’état d’urgence instauré en 2015 permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles. L’assignation à résidence peut alors être prononcée pour "toute personnes à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics".
Les associations qui participent, facilitent ou incitent à des actes portant atteinte grave à l’ordre public peuvent être dissoutes en conseil des ministres. Les autorités administratives peuvent ordonner la remise des armes et munitions détenues ou acquises légalement par leur propriétaire. Les sites internet faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à des actes terroristes peuvent être bloqués sur décision du ministre de l’Intérieur. Des perquisitions en tout lieu – sauf dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes – peuvent être ordonnées par le ministre de l’Intérieur et les préfets lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.
L'état d'urgence détourné pour empêcher des manifestations
Si ces mesures permettent dans les premières semaines aux autorités d’obtenir des résultats dans la traque des terroristes du 13-Novembre, elles sont rapidement utilisées à d’autres fins.
"Au nom du terrorisme qui justifie tout, des pouvoirs très étendus ont été donnés à l’exécutif. Et il y a eu énormément de perquisitions administratives qui n’étaient pas forcément liées au terrorisme mais qui servaient à la police sur d’autres dossiers, dans un but judiciaire, sans contrôle préalable d’un juge", souligne Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’Homme (LDH).
L’état d’urgence est également utilisé pour empêcher des manifestations ou prévenir d’éventuelles actions militantes. Alors que la France s’apprête à organiser la COP21 à Paris, en décembre 2015, plusieurs dizaines de militants écologistes apprennent fin novembre qu’ils sont assignés à résidence pour toute la durée de la conférence sur le climat.
L’état d’urgence a été prolongé à plusieurs reprises : de trois mois fin novembre 2015 et encore de trois mois fin février 2016, puis de deux mois fin mai de la même année, avant d’être prolongé deux fois pour six mois après l’attentat de Nice le 14 juillet 2016. Il sera finalement maintenu trois mois et demi supplémentaires pour être levé le 1er novembre 2017.
Extension du périmètre lors de Paris 2024
"Le problème, c’est que plus on tarde à sortir de l’état d’urgence, plus il est difficile de dire qu’on arrête. Et pendant ce temps-là, on accoutume la population à ce que des mesures exceptionnelles soient rendues possibles et on transforme quelque chose qui devait être exceptionnel en outil de gestion publique. C’est ce qu’il s’est passé à l’automne 2017 avec la loi Silt qui a fait entrer des mesures de l’état d’urgence dans le droit commun", déplore Nathalie Tehio.
La loi Sécurité intérieure et Lutte contre le terrorisme (Silt) du 30 octobre 2017 intègre en effet dans le droit commun des dispositions jusque-là réservées à l’état d’urgence. Les assignations à résidence ont été rebaptisées "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance" (Micas), les perquisitions administratives renommées "visites domiciliaires". Et les préfets peuvent désormais instaurer des périmètres de protection autour de lieux qui pourraient être des cibles privilégiées d’actes terroristes de manière à filtrer les accès.
Le chercheur Nicolas Klausser, du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), a étudié les assignations à résidence prises durant l’état d’urgence de 2015-2017 puis les Micas. Il fait le constat que "les garde-fous censés exister sur le papier sont très relatifs dans la pratique".
"On observe que 90 % des Micas sont validés par le juge administratif qui ne remet quasiment jamais en cause les notes blanches des services de renseignement que lui remonte le ministère de l’Intérieur. Et alors qu’avant 2015, les seules mesures administratives dont pouvaient faire l'objet les ressortissants français étaient les gels d'avoirs et les interdictions de sortie du territoire, le ministère de l’Intérieur dispose désormais d’un panel de mesures qui s’est considérablement élargi", souligne Nicolas Klausser.
Il suffit désormais d’avoir un quelconque lien avec des personnes condamnées pour des faits liés au terrorisme pour être sous la menace d’une Micas ou d’une visite domiciliaire. "Cette catégorie de personnes a été très largement ciblée à l’approche et pendant les Jeux olympiques de Paris 2024, qui ont servi d’extension du périmètre d’utilisation des mesures administratives et des profils ciblés", affirme le chercheur, qui cite le rapport parlementaire sur le bilan des Jeux olympiques et paralympiques dans le domaine de la sécurité qui faisait état de "626 visites domiciliaires" et de "547 Micas notifiées pour être mises en œuvre pendant la période olympique", soit "un niveau quatre à cinq fois supérieur à la moyenne annuelle constatée depuis 2017".
Des mesures qui ont des conséquences négatives concrètes pour les personnes mises en cause qui se retrouvent empêchées d’aller travailler et risquent de perdre leur emploi et leur revenu.
"On dit que c’est expérimental, ensuite ça devient une habitude"
D’autres lois, depuis 2017, sont venues renforcer l’arsenal juridique et les moyens des services de renseignement et forces de l’ordre pour lutter contre le terrorisme – sans même parler de l’état d’urgence sanitaire instauré en 2020 au moment de la pandémie de Covid-19. Toutes ont marqué un recul des libertés individuelles.
C’est le cas notamment de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021 qui impose aux associations qui reçoivent des subventions publiques de signer un "contrat d’engagement républicain", de la loi relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure du 24 janvier 2022 qui autorise l’utilisation de drones de surveillance ou encore de la loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques 2024 du 19 mai 2023 qui a permis, à titre expérimental jusqu’au 31 mars 2025, le recours à la vidéosurveillance algorithmique.
"On dit d’abord que c’est expérimental et ensuite ça devient une habitude. C’est une mécanique infernale de répression qui ne suffit jamais. On veut des drones, de l’intelligence artificielle, de la reconnaissance faciale… Pendant très longtemps on pointait du doigt la Chine en disant que c’était une dictature, mais on se retrouve à faire la même chose", déplore la présidente de la LDH.
L’exécutif insiste sur la nécessité de ces mesures pour lutter efficacement contre le terrorisme, dont la menace reste élevée selon les services de renseignement. Le directeur de la section antiterroriste de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a ainsi révélé en février 2025 que 79 projets d’attentats avaient été déjoués en France depuis 2015.
"C’est la rhétorique habituelle du ministère de l’Intérieur. Ces dispositifs étaient initialement envisagés pour 'lever des doutes', mais la pratique démontre que les profils sont souvent très éloignés de l'image du passage à l'acte imminent. L'existence de ces mesures administratives brouille les frontières classiques entre droit administratif et pénal. Pour neutraliser ses ennemis intérieurs, l’État s'inspire des mêmes mécanismes que ceux utilisés dans les colonies ou en droit des étrangers", note Nicolas Klausser, qui pointe le danger futur d’un gouvernement d’extrême droite qui pourrait être tenté d'étendre encore davantage le champ des individus ciblés.
Car au-delà des mesures administratives visant des personnes en particulier, c’est un continuum sécuritaire qui s’est peu à peu installé en France. Les périmètres de protection sont notamment utilisés par les préfets pour éloigner des manifestants, comme ce fut le cas lors des épisodes de "casserolades" sur des déplacements du président de la République, Emmanuel Macron, lors des manifestations contre la réforme des retraites au printemps 2023.
"Le risque, c’est de s’habituer aux pertes de liberté, à la surveillance et à un État de plus en plus autoritaire. C’est une dérive qui est à l’œuvre et qui amène à casser tous les contre-pouvoirs. Beaucoup de personnes renoncent désormais à aller manifester et c’est la même chose pour les associations. On est en train de dévitaliser notre démocratie", s’alarme Nathalie Tehio.
