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Côte d’Ivoire : la réconciliation nationale, un chantier inachevé pour de nombreuses victimes
Née du refus de l’ancien président Laurent Gbagbo de céder le pouvoir à Alassane Ouattara, la crise post-électorale de 2010-2011 a fait environ 3 000 victimes, un million de déplacés internes et poussé plus de 300 000 Ivoiriens à fuir le pays. Quinze ans plus tard, les plaies de la violence ne se sont pas totalement refermées dans certains quartiers populaires d’Abidjan. Entre douleur, silence et tentatives de guérison collective, la réconciliation demeure une réalité fragile.
Dans le quartier populaire de Yopougon, Djeneba montre les photos de l'un de ses enfants portés disparus depuis la crise électorale de 2011. © M'ma Camara, France 24

Dans la cour de sa maison, située dans la commune de Yopougon à Abidjan, la capitale de la Côte d'Ivoire, Dame Aminata Timbilé montre la balle qui a été la cause de tous ses malheurs. Pendant les affrontements de 2011, alors que son quartier était encerclé, elle est atteinte à la jambe par un projectile, alors qu’elle était assise chez elle. "On ne pouvait pas sortir. Les hommes tiraient partout, même les enfants ne bougeaient plus", raconte-t-elle. Faute de moyens, elle a gardé la balle dans sa chair pendant cinq ans. Ce n’est qu’en 2016, grâce à un programme d’aide du West Africa Network for Peacebuilding (WANEP), qu’elle a enfin pu être opérée et bénéficier d'une assistance médicale mise en place grâce au Fonds au profit des victimes (FPV) de la Cour pénale internationale.

Sa fille Abiba a tout abandonné pour s'occuper d’elle. "Je ne peux pas la laisser toute seule. J’ai arrêté mes activités pour prendre soin d’elle", confie la jeune femme, coiffeuse de profession. La balle a été retirée trop tard et Aminata a perdu l’usage de ses jambes. Elle "n’a pas seulement touché ma jambe", confie-t-elle avec tristesse.

Restauratrice de profession, Aminata n’a jamais pu reprendre le travail. "Je me réveillais à 4 h du matin tous les jours pour aller au marché, prendre soin de ma maison et de mes enfants avant de commencer la cuisine. Je vendais du riz au soumbara, et ça marchait bien", raconte-t-elle, le regard perdu dans le vide.

Côte d’Ivoire : la réconciliation nationale, un chantier inachevé pour de nombreuses victimes
La balle qui a frappé Dame Aminata Timbilé à la jambe en 2011, lors de la crise post-électorale causée par le refus de Laurent Gbagbo de céder le pouvoir à Alassane Ouattara.

À l’approche de l’élection présidentielle, la tension est palpable à Abidjan. La violence politique semble toujours présente autour d’elle. Elle évoque les "opposants interpellés, les manifestations contre un quatrième mandat d’Alassane Ouattara…" La guerre n’est pas un souvenir lointain pour cette septuagénaire. "Quand j’entends ces informations à la télé, j’ai peur", dit-elle en baissant les yeux.

Des morts sans sépulture, des vivants sans paix

À quelques kilomètres, dans le quartier LEM 1, Traoré garde précieusement les photos de jeunesse de ses quatre enfants et de son petit-fils disparus lors de la crise. "On n’a jamais retrouvé leurs corps", raconte le vieil homme.

"Mes enfants ont disparu, je ne sais pas s’ils sont morts ou vivants", explique Traoré. "Dans le quartier où nous habitions, les miliciens avaient assiégé le secteur. J’ai donc demandé à mes fils de se rendre dans un quartier voisin pour se cacher. D'après ce que les voisins nous ont raconté, le plus jeune a été interpellé par des miliciens alors qu’il était sorti pour chercher à manger. Ils ont demandé à être conduits chez lui pour vérifier s’il y avait d’autres hommes cachés. À leur arrivée, ils les ont tous pris, leur ont mis des cagoules sur le visage et les ont envoyés vers une destination inconnue. Toutes les morgues et hôpitaux de la ville ont été fouillés pour rechercher leurs corps, mais rien..."

Une larme met fin à son explication en langue dioula. Dans ce quartier populaire de Yopougon, dans l’ouest d’Abidjan, peu de familles disent avoir reçu une aide directe ou une indemnisation. Autour de lui, ses petits-enfants écoutent en silence. L'une de ses épouses, Djeneba, assise auprès de lui, le console et caresse du doigt une photo en noir et blanc. "Dans notre religion, il faut faire des cérémonies et des sacrifices pour les morts le troisième, le septième et le quarantième jour", explique-t-elle. "Mais comment prier pour quelqu'un dont on ne sait pas s’il est mort ou vivant ?"

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Mr et Mme Traore présente la photo d'enfance de leur deuxième fils, Daouda, porté disparu depuis les violences de 2011. © M'ma Camara, France 24

Pour cette famille, l'absence de sépulture est devenue synonyme d'un deuil suspendu. Quelques prières symboliques sont faites "pour qu’ils soient en paix, là où ils sont, vivants ou morts". Quinze ans ont passé, mais la douleur reste intacte. "Nous n’avons reçu aucun dédommagement. Nous avons tout reconstruit et acheté ce que nous avons perdu. On parle de réconciliation... J’ai pardonné, j’ai confié à Dieu, mais moi, j’attends toujours mes fils et mon petit-fils", murmure le vieil homme de 90 ans aux yeux remplis de larmes.

Une thérapie communautaire pour briser le silence

Aminata et Traoré n’ont jamais reçu ni soutien psychologique ni réparation. Pourtant, une ONG locale, la Confédération des organisations des victimes des crises survenues en Côte d’Ivoire (Covici), a été créée en 2013 pour fédérer les associations de victimes et accompagner celles et ceux touchés par la crise.

Dans une salle du quartier Yaosséhi, une dizaine de femmes s’assoient en cercle. Au centre, une natte colorée, quelques fruits, des bouteilles d’eau. Organisée par la Covici, cette séance de thérapie communautaire a pour objectif de libérer la parole, d'évacuer les traumatismes et de reconstruire la confiance. "La thérapie communautaire permet aux victimes d’être guéries sans aller à l’hôpital", explique Awa Dagnogo, secrétaire générale du conseil d’administration de la Covici. Le projet a vu le jour grâce à WANEP Côte d’Ivoire, financé par le FPV.

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Un cercle de thérapie communautaire réunit dans une salle d'un d'Abidjan des victimes de la crise post-électorale en Côte d'Ivoire © M'ma Camara, France 24

Organisée chaque semaine, la thérapie communautaire est d’autant plus importante à l’approche des élections. "Quand la bouche ne parle pas, c’est le corps qui parle. Pourquoi cette approche ? Parce que certaines victimes n’ont pas pu bénéficier de réparations. [...] Et cela leur fait doublement mal de voir que certains ont été réparés et pas d’autres", souligne Awa Dagnogo.

Selon elle, la thérapie communautaire aide ces personnes à sortir de leur vulnérabilité et à reprendre goût à la vie grâce au partage de leurs expériences et inquiétudes. Awa Dagnogo, l’animatrice du jour, invite chacune à prendre la parole. Les voix tremblent, se croisent, puis se soutiennent. Certaines racontent les violences subies, d’autres les pertes, la peur ou l’exil. "Ici, on ne juge pas, on écoute", explique-t-elle.

Lors des dernières élections, ces rencontres se sont multipliées. "Il faut anticiper, dit Awa, parce que quand la parole se ferme, la haine revient." À la fin de la séance, Maman Mado, qui a perdu trois membres de sa famille, garde le sourire et entonne un chant en niaboua, sa langue maternelle, parlée dans l’ouest du pays, dont les paroles motivent les participantes : "La vie continue, la paix revient, même si nos cœurs sont lourds. [...] La paix ne vient pas d’en haut, elle vient des cœurs." Les rires reviennent peu à peu, les fruits sont distribués et, pour un instant, la douleur se transforme en partage.

Les blessures restent au niveau de la population

À Abidjan, les autorités ivoiriennes se félicitent des "progrès notables" accomplis grâce aux mesures d’apaisement prises : l’amnistie de 800 prisonniers de la crise postélectorale de 2018, dont l’ancienne première dame Simone Ehivet, ex-épouse Gbagbo ; le retour au pays et la grâce présidentielle accordée à l’ancien président Laurent Gbagbo et à Charles Blé Goudé ; la signature en mars 2022 du rapport final de la cinquième phase du dialogue politique, un accord-cadre visant à renforcer la confiance entre les acteurs politiques avant les grands rendez-vous électoraux à venir, notamment les élections locales de 2023 et la présidentielle de 2025.

Les autorités font état du retour volontaire de 294 000 réfugiés sur 300 000, la réintégration dans la fonction publique de 64 cadres de partis politiques qui avaient été contraints à l'exil, ainsi que du lancement de campagnes de sensibilisation engageant la population au civisme pour assurer des élections apaisées. Elles soulignent l'organisation de 124 dialogues intercommunautaires et la création de 22 centres multiethniques de médiation et d’arbitrage. "La décrispation est réelle, le climat politique s’est apaisé", souligne un responsable du ministère de la Cohésion sociale, citant les dialogues politiques successifs et les "élections législatives apaisées" de 2021.

Mais sur le terrain, le ressenti est différent. Willy Neth, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’hommes (LIDHO), dénonce une réconciliation incomplète. "Chaque action quotidienne, chaque décision publique doit traduire un engagement sincère et constant en faveur de la vérité, de la justice, afin de garantir la non-répétition [du drame de 2010-2011]. Les familles endeuillées n’ont pas eu de réparation, et celles qui ont tout perdu attendent encore une reconnaissance [...]."

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Willy Neth, président de la ligue ivoirienne des droits de l’hommes (LIDHO) © M'ma Camara, France 24

Avec d’autres associations, il a saisi la cour de justice de la Cédéao pour faire annuler l'ordonnance du 6 août 2018 qui a permis la libération de plusieurs personnalités, notamment de l'opposition, emprisonnées suite à la crise post-électorale ainsi que le retour d'exil de plusieurs milliers d’Ivoiriens. "En collaboration avec d’autres associations nous avons introduit un recours pour excès de pouvoir devant les juridictions ivoiriennes afin de contester la légalité de l’ordonnance d’amnistie adoptée par les autorités nationales. Cette démarche n’ayant pas abouti au plan interne, nous avons, depuis l’année dernière, porté l’affaire devant la Cour de justice de la Cédéao, où elle est actuellement en attente d’examen."

Pour Willy Neth, "la vraie réconciliation passera par la base, pas seulement par les grandes rencontres politiques à Abidjan. Elle passera par la parole, la justice, et la reconnaissance de toutes les victimes, sans distinction."

Des défis persistants

Pour Konimi Théodore, ancien directeur en charge de la Cohésion nationale, la réconciliation ivoirienne a été avant tout politique. "On a voulu tourner la page face à certains chantage politique", explique-t-il depuis l'Université Félix Houphouët-Boigny, où il enseigne de nouveau. "Sur le plan institutionnel, plusieurs structures ont été mises en place pour la recherche de la vérité et l’indemnisation des victimes." Mais sur le plan social, il affirme que la réconciliation "a surtout visé à libérer les figures emblématiques pour rouvrir le jeu politique. Ce sont des actions qui ont contribué à la décrispation du climat socio-politique."

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Théodore Konimi, ancien directeur en charge de la Cohésion nationale en Cote d'Ivoire. © M'ma Camara, France 24

Malgré les avancées politiques, le défi social reste immense. Entre 2017 et 2021, 482 conflits communautaires ont été recensés en Côte d'Ivoire, preuve que la paix demeure fragile. Le gouvernement mise sur la création de comités locaux de réconciliation et de cohésion nationale dans les 486 sous-préfectures du pays, dont l’objectif est de prévenir les conflits, d’alerter à temps et de consolider la paix.

Le prochain président qui sera élu au soir du 25 octobre devra poursuivre le chantier de la réconciliation nationale, un thème central dans tous les programmes de campagne à l’approche du scrutin. La campagne se déroule dans un climat tendu, alors que le président sortant, Alassane Ouattara, est toujours au pouvoir et se présente pour un quatrième mandat.

Deux figures majeures de la scène politique ivoirienne, Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam, sont exclues de la course pour des raisons administratives et juridiques. Si Laurent Gbagbo a bénéficié en août 2022 d’une grâce présidentielle accordée par Alassane Ouattara, il n’a pas été amnistié, ce qui l’empêche légalement de se présenter à l’élection. Des décisions qui ont suscité des manifestations dans plusieurs localités du pays, tandis que l’opposition appelle à maintenir la pression pour exiger un scrutin plus inclusif et équitable.