Pour le président iranien, les explosions au Liban devraient faire "honte" à l'Occident. C’était la seule réaction à Téhéran au sabotage à distance de bipeurs de militants du Hezbollah qui ont explosé mardi au Liban, tuant plus de 10 personnes et blessant des milliers de membres de la milice libanaise pro-iranienne.
Rien sur une éventuelle riposte à ce coup très dur porté à la milice chiite libanaise qualifié de terroriste par les autorités européennes et nord-américaines, et soutenue par l’Iran. Le régime des Mollah a laissé ce soin au Hezbollah lui-même qui promet de punir Israël. Et pourtant, son ambassadeur au pays du cèdre figure parmi les 2 800 personnes blessées dans l'explosion de leurs bipeurs.
Des services de renseignement iranien en défaut... ?
Sur le front diplomatique, Washington s’est directement adressé à l'Iran, mercredi, pour lui demander d’éviter une "escalade" du conflit. En effet, les États-Unis, tout comme Israël et le reste du monde, savent qu’en frappant ainsi le Hezbollah, c’est aussi le pouvoir iranien qui est atteint par ricochet, "dans son image" de patron d’un réseau de milices régionales qui lui sont affiliées, estime Clive Jones, directeur de l’Institute for Middle Eastern and Islamic Studies de l’université de Durham (Royaume-Uni).
D’abord, l’Iran est souvent perçu – à tort ou à raison – comme une sorte de marionnettiste en chef contrôlant en coulisses les mouvements comme le Hezbollah, les Houthis au Yémen ou encore le Hamas à Gaza. À ce titre, le fait que des bipeurs probablement piégés par les services de renseignement israéliens aient pu arriver entre les mains du Hezbollah peut être perçu comme "une faillite majeure des services de sécurité iraniens", note Shahin Modarres, spécialiste de l’Iran et des services israéliens de renseignement à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
Ce spécialiste ne serait, en effet, pas surpris que l’Iran ait eu son mot à dire sur la commande des nouveaux bipeurs, censés assurer la sécurité des communications entre les militants du Hezbollah.
Dans cette hypothèse, les services de renseignement israéliens ont "probablement réussi à identifier qui, en Iran, était en charge de superviser le choix des bipeurs et qui devait suivre l’acheminement du matériel", avance Shahin Modarres.
En outre, mettre en place une opération aussi sophistiquée et inédite a du demander "au moins six mois de préparation et d’exécution à Israël", estime Clive Jones. Autrement dit, "il a fallu activer des réseaux humains à la fois au Liban et en Iran pendant un certain temps pour s’assurer que le plan se déroule correctement", précise Shahin Modarres.
Pas la meilleure publicité pour la vigilance des services de renseignement iranien. "C’est clairement une humiliation pour le Hezbollah, mais aussi pour l’Iran", considère Ahron Bregman, politologue israélien au King’s College London, qui a écrit sur les services secrets israéliens.
... ou plutôt des agents du Hezbollah ?
Si se vérifiait hypothèse d’une faillite du renseignement iranien – qui aurait, par exemple, mal vérifié l'intégrité des bipeurs, voire pas du tout –, cela pourrait "créer des tensions et des problèmes de confiance entre le Hezbollah et l’Iran", estime Shahin Modarres.
Il s'agirait alors d'un coup dur supplémentaire porté à la capacité du renseignement iranien à rivaliser avec celui de l’État hébreu. "On savait déjà que l’appareil sécuritaire iranien n’avait pas beaucoup de mystère pour les services de renseignement israélien", affirme Mesrob Kassemdjian, spécialiste du Moyen-Orient et du Hezbollah au SOAS (École des études orientales et africaines) à l’université de Londres. Il rappelle, en effet, que dès 2017, Israël s’était targué d’avoir subtilisé à l’Iran des documents secrets relatifs au programme nucléaire. Ensuite, entre 2010 et 2020, plusieurs scientifiques iraniens ont été assassinés à l’intérieur du pays, probablement par des agents israéliens. Enfin, en juillet 2024, le chef politique du Hamas Ismaïl Haniyeh a été tué à Téhéran.
Mesrob Kassemdjian, comme d’autres experts interrogés par France 24, pense cependant que l'Iran et ses services de renseignement ne sont pas concernés au premier chef. Le réflexe de regarder du côté de Téhéran dès que le Hezbollah est frappé "vient du fait qu’on a l’impression, à tort, qu’il y a une relation de protecteur entre l’Iran et ce groupe, alors qu’aujourd’hui, il faut plutôt les considérer comme des partenaires", estime Sanam Vakil, spécialiste de l’Iran au Chatham House, un prestigieux institut de réflexion à Londres.
"Téhéran apporte un soutien politique, diplomatique et financier au Hezbollah, mais ce dernier est responsable de sa propre sécurité", précise Mesrob Kassemdjian. "Je pense en effet que c’est avant tout une défaillance du service de sécurité du Hezbollah et non de l'Iran", abonde Clive Jones.
L'Iran de toute façon en position délicate
Israël a "probablement" déclenché l’opération plus tôt que prévu "parce que des membres du Hezbollah commençaient à avoir des doutes sur ces bipeurs", soutient Clive Jones. Une hypothèse qu'il juge crédible car "vu le niveau de sophistication de l’opération, elle devait être prévue en accompagnement d’un développement majeur comme une offensive israélienne au sol au Liban", ajoute-t-il. "C’est clairement une opération qui a nécessité la collaboration de plusieurs agences israéliennes de renseignement dans plusieurs pays, et même si le résultat est impressionnant, on peut se demander quel impact concret cela a sur le déroulement du conflit", ajoute Ahron Bregman du King’s College London.
Autrement dit, il serait surtout question ici d’un bras de fer entre les services de renseignement israéliens et ceux du Hezbollah, qui donnerait la mesure de l'infiltration par l’État hébreu d’une milice connue pour sa paranoïa.
L’Iran pourrait donc s’en laver les mains ? Pas si vite. Même dans cette hypothèse, il y a fort à parier "que les ennemis de Téhéran vont en profiter pour suggérer que cette opération démontre que le régime iranien est à genoux, incapable de projeter sa puissance à travers ses milices [pouvant être infiltrés par Israël, NDLR]", estime Mesrob Kassemdjian.
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En fait, Téhéran va surtout "devoir coordonner la riposte avec le Hezbollah", ajoute l’expert du SOAS de l’université de Londres. Jusqu’à présent, l’Iran avait toujours cherché à éviter d’envenimer la situation afin d’échapper à une guerre ouverte entre Israël et la milice chiite. Cela sera-t-il encore possible après cette attaque ?
Surtout, ce succès des services israéliens de renseignement contre le puissant Hezbollah peut faire douter l’Iran. Si l’État hébreu a pu glaner autant d’information sur le fonctionnement interne de la milice libanaise, que sait-il d'autre ? Sanam Vakil, l’expert du Chatham House, évoque un risque de paralysie opérationnelle. "C’est un sérieux problème pour le Hezbollah comme pour l’Iran, car il va être difficile pour eux de savoir comment désormais organiser leur communication. Avec des fax ?"
En tout cas, pas avec des talkies-walkies : une nouvelle vague d’explosion au Liban, mercredi, semble suggérer qu’Israël a pu également piéger ces moyens de communication.