Le Mexique est sur le point de devenir le premier pays au monde à choisir presque tous les juges du pays, y compris ceux de la Cour suprême, par le biais d'un vote populaire. Au cours de son dernier mois au pouvoir, le chef de l’État, Andrés Manuel López Obrador, a tout fait pour faire adopter cette réforme controversée du système judiciaire.
Le président de gauche sortant, “AMLO” pour les intimes, qui cédera le pouvoir le 1er octobre à Claudia Sheinbaum, issue du même parti, soutient que la justice mexicaine est corrompue et ne sert que les intérêts économiques des élites, alors que plus de 90 % des crimes restent impunis dans le pays selon les ONG.
En dépit des manifestations quotidiennes contre ce que les détracteurs de la réforme appellent une "atteinte à l'indépendance de la justice", et malgré l’irruption cette semaine d’une centaine de manifestants dans l’enceinte du Sénat lors de l'examen de la réforme, la colère de la rue n'a pas empêché l'adoption du texte.
La réforme emblématique de López Obrador a été approuvée par le Sénat dans la nuit du mardi 10 au mercredi 11 septembre peu après minuit. Ce résultat n’était pas garanti pour le parti au pouvoir, Morena (Mouvement de régénération nationale). Alors qu'il possède une majorité des deux tiers à la Chambre basse, une voix cruciale lui manquait au Sénat. Une défection de dernière minute au sein de l'opposition conservatrice a finalement permis à Morena d’obtenir les voix nécessaires : 86 voix pour, soit les deux tiers des 127 sénateurs présents, contre 41 voix pour l’opposition.
"Nous allons donner l'exemple au monde entier, car il a été plus que démontré que le pouvoir judiciaire ne rend pas la justice", s'est félicité Andrés Manuel López Obrador, saluant l'adoption de la réforme dès le lendemain matin, lors de sa conférence de presse quotidienne. "Les juges, à d'honorables exceptions près (...), sont au service d'une minorité prédatrice qui s'est consacrée au pillage du pays", a-t-il martelé. Cependant, "de grands progrès seront réalisés lorsque les Mexicains éliront librement les juges et les magistrats", a promis le président sortant.
À ce stade, la réforme devait encore être adoptée par les Parlements d'au moins 17 États sur les 32 que compte le pays. Une formalité, étant donné que le parti du président et ses alliés disposent de majorités confortables dans 24 d’entre eux.
Le lendemain, jeudi, López Obrador, jubilait. "Dix-huit (Parlements) ont déjà approuvé (la réforme) donc ça y est, elle est légale puisque le minimum est de 17", a-t-il proclamé, assurant que la réforme constitutionnelle avait rempli les conditions permettant sa promulgation.
Une fois publiée dans le journal officiel du gouvernement, la réforme entrera en vigueur signant le début de la mise en place du nouveau système judiciaire tant voulu par le président mexicain.
Les clefs de la réforme
Jusqu'à présent, les membres de la Cour suprême étaient proposés par le président et ratifiés par le Sénat, tandis que les juges et les magistrats étaient nommés par le Conseil fédéral du pouvoir judiciaire après des concours.
Les quelque 1 600 juges fédéraux en poste vont être contraints de démissionner. La majorité d'entre eux seront remplacés lors d'élections en juin 2025, avant d'autres scrutins au cours des mois suivants.
Les candidats devront être titulaires d'un diplôme en droit, avoir un dossier académique solide, une expérience professionnelle d'au moins cinq ans – mais pas nécessairement en tant que juges – et fournir une série de références. Leur candidature sera examinée par des comités techniques du Congrès.
La réforme du pouvoir judiciaire implique également une réduction du nombre de juges de la Cour suprême de onze à neuf, tandis que leur mandat passe de 15 à 12 ans. Elle supprime également la pension à vie que les hauts magistrats reçoivent lorsqu'ils terminent leur mandat.
La réforme supprime également le Conseil fédéral du pouvoir judiciaire, qui administre et contrôle les fonctionnaires de justice, et le remplace par un organe administratif et un tribunal disciplinaire judiciaire. Ce nouvel organe de supervision évaluera et enquêtera sur les performances des juges. Il pourra renvoyer des affaires pénales potentielles au bureau du procureur et demander à la Chambre des députés d'engager une procédure de destitution contre les juges. Un autre moyen, selon les partisans de la réforme, de rendre les tribunaux du pays plus réactifs à la volonté du peuple plutôt que de servir des intérêts privés.
"AMLO", le défenseur des pauvres à l’immense popularité
Selon Gustavo Flores-Macias, professeur spécialiste en gouvernance et en politiques publiques à l’Université de Cornell dans l’État de New York, les critiques d’Andrés Manuel López Obrador sur la corruption dans le système judiciaire sont totalement fondées. "La nécessité de lutter contre la corruption est très réelle", approuve le professeur. "Ce système favorise de façon disproportionnée les élites et les personnes qui ont un bon réseau. Il est surchargé et lent. C'est vrai à tous les niveaux, et cela explique pourquoi l'impunité est très répandue au Mexique."
Andrés Manuel López Obrador a longtemps lié la corruption endémique au Mexique au tournant néo-libéral du pays dans les dernières années du vingtième siècle, et au "capitalisme de copinage", où des vagues de privatisations et d'externalisations ont permis à des entreprises privées de mettre la main sur d'énormes sommes d'argent public et ont fortement réduit la capacité de l'État à mettre en place des programmes sociaux.
Le président mexicain n’a cessé de présenter ses années au pouvoir comme une croisade contre la corruption. Élu en 2018, le premier président de gauche entendait tuer ce mal endémique avant de redistribuer les richesses. Il a considérablement augmenté le salaire minimum, renforcé les syndicats et supervisé d'énormes transferts d'argent direct aux Mexicains considérés comme pauvres. Plus controversé, il a imposé un programme de ce qu'il appelle "l'austérité républicaine" pour éliminer le népotisme rampant dans l'administration étatique et s'est appuyé fortement sur les forces armées du pays pour superviser les projets d'infrastructure de l'État.
Ces mesures radicales ont conduit à une baisse significative du nombre de Mexicains vivant sous le seuil de pauvreté. Le président sortant affirme avoir sorti de la pauvreté 8,9 millions de personnes pendant son mandat. Le pourcentage de la population vivant dans la pauvreté multidimensionnelle au Mexique est passé de 41,9 % à 36,3 %, selon des chiffres officiels.
Les mesures de gauche d’Andrés Manuel López Obrador ont également rendu le président sortant immensément populaire. Son Mouvement de Régénération Nationale (Morena) a remporté une majorité écrasante à la chambre des députés pour les législatives de juin et a manqué la majorité au Sénat à un vote près. L’héritière d’Obrador qu’il a lui-même choisi, l’ancienne maire de Mexico Claudia Sheinbaum, a été élue à la tête du pays en juin avec près de 60 % des voix. Et cette réforme judiciaire parmi les plus radicales, est l’acte final du dirigeant de gauche, son ultime cheval de bataille avant de quitter ses fonctions à la fin du mois de septembre.
"Risque majeur" pour la démocratie mexicaine, selon Washington
Pour William A. Booth, professeur d’histoire de l’Amérique Latine à l’University College de Londres, le fait de présenter les magistrats mexicains et tout le système judiciaire comme les complices d’une élite économique "rapace", a trouvé un écho auprès des partisans du parti au pouvoir. "Il y a un chevauchement de pouvoir très clair entre certaines parties du pouvoir judiciaire et les élites politiques et économiques du Mexique", explique le maître de conférences. "Il y a beaucoup de corruption, beaucoup de faveurs faites aux entreprises et je pense que cela explique pourquoi les entreprises américaines et canadiennes ont réagi si fortement face à cette réforme."
La perspective de la réforme judiciaire a en effet généré de fortes tensions avec les plus grands partenaires commerciaux du Mexique, notamment le plus important, les États-Unis. À l’aube du vote au Sénat et alors que le Mexique a supplanté la Chine en tant que premier partenaire commercial des États-Unis avec l'accord de libre-échange USMCA (ex Alena), l'ambassadeur américain au Mexique, Ken Salazar a qualifié la réforme de "risque majeur" pour la démocratie mexicaine et de "menace" pour les relations commerciales bilatérales. "Les élections directes faciliteraient également la tâche des cartels et autres acteurs malveillants pour tirer parti de juges politiquement motivés et inexpérimentés", a encore déclaré Ken Salazar, arguant que cela romprait la confiance des investisseurs dans le pays.
"Il est tout à fait naturel que les investisseurs internationaux se préoccupent de questions de rentabilité", affirme Ramon I. Centeno, maître de conférences au département de sociologie et d'administration publique de l'Université de Sonora au Mexique. "Mais la principale préoccupation des citoyens mexicains n'est pas ce que pensent ou ce que craignent les entreprises américaines, le principal problème ici, c’est que nous avons besoin de plus de justice", assure le professeur. "Nous avons besoin d'un meilleur système judiciaire, non pas en fonction du bon vouloir des investisseurs étrangers, mais parce que nous avons un immense problème de violence depuis 2006. Il y a eu beaucoup de morts au Mexique, il y a des milliers et des milliers de personnes disparues et personne n'est tenu pour responsable. "
De futurs juges moins corrompus ?
Au Mexique, bien qu'il y ait un consensus sur la corruption du système judiciaire, des interrogations subsistent quant à l'efficacité de cette réforme pour remédier au problème. "Même si le système judiciaire mexicain a un besoin pressant de réforme, il n'est pas certain que l’élection populaire des juges soit la solution", observe Gustavo Flores-Macias, professeur en gouvernance et politiques publiques. "Les expériences internationales apportent peu de preuves que des juges élus soient moins corrompus ou moins enclins à servir des intérêts particuliers que leurs homologues non élus."
Le système existe déjà aux États-Unis et en Suisse, pays qui permettent l'élection directe des juges locaux.
En 2009, la Bolivie est devenue le premier pays à faire élire ses juges les plus hauts placés par vote au suffrage direct : les magistrats de la Cour Suprême. Mais l'élection avait été très controversée. Elle a été entachée d'accusations de candidats "cooptés" par le pouvoir socialiste : les candidats - officiellement sans étiquette - devaient être au préalable validés par le Parlement, où le parti au pouvoir d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme, détenait la majorité absolue. L'opposition avait alors appelé à un vote-sanction contre Morales par des bulletins blancs ou nuls. Ces derniers ont recueilli la majorité (60 %), sans toutefois invalider le résultat de l'élection.
Quant à la menace de corruption liée aux cartels dans les tribunaux, il parait difficile de voir comment cette seule réforme permettrait de protéger les juges de la tentation, argumente Gustavo Flores-Macias. "La corruption dans le système judiciaire mexicain est très répandue", explique-t-il. "Je ne pense pas que l'élection des juges va changer cela, car le crime organisé recrute déjà des fonctionnaires élus à tous les niveaux du gouvernement."
"Pour qu’un pouvoir judiciaire fonctionne correctement, des mécanismes rigoureux de lutte contre la corruption sont essentiels, qu’ils soient élus ou non, de même que la protection des juges susceptibles de subir des représailles", continue Gustavo Flores-Macias.
Pour Ramon I. Centeno, la corruption des juges au Mexique n’est qu’un aspect des dysfonctionnements du système judiciaire mexicain. "Le véritable problème est le manque de financement et de formation : nous avons besoin de plus de personnel, mieux formé. Sans financement pour les policiers et les procureurs, les affaires vont continuer à être abandonnées avant même d’arriver devant les nouveaux juges", explique le professeur mexicain. "Au Mexique, lorsque qu’un policier arrête quelqu’un, il n’a pas de procédure claire. Lorsque cette personne, même arrêtée en flagrant délit, est amenée devant un juge, elle est libérée pour vice de procédure."
Vers un régime à parti unique ?
Pour les détracteurs de López Obrador, la réforme judiciaire n’est pas seulement insuffisante mais c’est une menace pour une justice indépendante. Pour eux elle fragilisera l'indépendance des juges et les rendra vulnérables aux pressions du crime organisé. "La démolition du système judiciaire n'est pas la voie à suivre", a notamment averti la présidente de la Cour suprême Norma Piña.
Pour Ramon I. Centeno, les élections des magistrats risquent inévitablement de conduire à un système judiciaire dominé par des juges favorisés par le parti au pouvoir. "En principe, il n'y a aucun problème à l'élection des juges, mais ce qu'il faut prendre en compte dans le cas du Mexique, c'est qu'il n'y a qu'une seule machine électorale capable de mener de grandes campagnes électorales, et c'est le parti au pouvoir au Mexique, à savoir Morena."
Ramon I. Centeno est convaincu que cette réforme est davantage motivée par la relation de plus en plus tendue entre le président sortant et les juges de la Cour suprême que par une tentative authentique de lutter contre la corruption judiciaire.
Andrés Manuel López Obrador a souvent critiqué la Cour suprême lors de son mandat, notamment pour avoir freiné plusieurs de ses réformes sur l'énergie et la sécurité, ainsi que sa proposition de réduction du personnel de la commission électorale indépendante du Mexique ou sa tentative de placer la Garde nationale sous contrôle militaire direct.
"Cette réforme visant à élire les juges signifiera essentiellement que ceux qui sont alignés avec le parti Morena seront les seuls à gagner", analyse Ramon I. Centeno. "Ce qui signifie que Morena contrôlera toutes les institutions."
Cet article a été adapté de l'anglais par Louise Brosolo.