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Bangladesh : avec la chute du régime, les langues se délient sur les "disparitions forcées"
Au Bangladesh, quelque 600 personnes, opposants politiques, avocats ou journalistes, ont été victimes d’enlèvements orchestrés par le régime depuis 2009, selon Human Rights Watch. Avec la chute de la Première ministre Sheikh Hasina, leurs familles espèrent obtenir leur libération.

Il a refait surface cinq ans après sa disparition. Michael Chakma, défenseur des minorités autochtones au Bangladesh, a été libéré mardi du centre de détention secret d’Aynaghor, a assuré mercredi 7 août son parti, le Front démocratique du peuple uni. Depuis la chute du régime de Sheikh Hasina, 76 ans, de nombreux prisonniers politiques sont libérés dans le pays, notamment l’ex-Première ministre et cheffe de l'opposition Khaleda Zia, qui vivait en résidence surveillée depuis six ans après une condamnation pour corruption. D'autres figures de l'opposition ont été libérées mardi, parmi lesquelles l'avocat Mir Ahmad Bin Quasem, fils de Mir Quasem Ali, riche magnat et important bailleur de fonds du plus grand parti islamiste, Jamaat-e-Islami.

Symbole de la répression politique

Mais plusieurs centaines d’opposants au régime demeurent encore introuvables depuis leur disparition. Mardi, une vingtaine de familles de victimes se sont rassemblées devant le bâtiment du renseignement militaire dans le nord de la capitale Dacca pour demander leur libération. Nombre d’entre eux ont fait l’objet d’une "disparition forcée", une méthode qui vise à garder en détention ou éliminer un opposant sans laisser de traces. "On arrête quelqu’un, on le transfère dans un centre de détention sans qu’il ait accès à un avocat ni que sa famille soit informée. En d’autres termes, cette personne existe physiquement, mais plus juridiquement. Elle n’est pas inscrite dans les registres du lieu de détention", explique Nordine Drici, directeur du cabinet d’expertise ND Consultance et spécialiste des droits humains. La plupart du temps, les autorités procèdent à ces disparitions forcées lorsqu’elles ne disposent pas d’assez d’éléments de preuve pour inculper un suspect ou qu’elles le considèrent impossible à réinsérer.

Activistes politiques, avocats ou hommes d’affaires... Human Rights Watch estime que quelque 600 personnes ont été victimes de disparitions forcées depuis le retour au pouvoir de Skeikh Hasina en 2009, dont 90 pour la seule année 2016. D’après l’ONG, "leur nombre a fortement augmenté sous le régime de Sheikh Hasina, et cette pratique est devenue un élément caractéristique de la répression menée sous son autorité".

Bangladesh : avec la chute du régime, les langues se délient sur les "disparitions forcées"

Médecin bangladais et blogueur critique du gouvernement, Pinaki Bhattacharya a bien failli en faire les frais. En août 2018, alors que les élections générales approchaient, le gouvernement a subi une vague de manifestations pour la réforme du secteur des transports, jugé dangereux et corrompu. Avec ses 150 000 abonnés sur Facebook, Pinaki Bhattacharya a soutenu le mouvement et a fini par s’attirer les foudres des autorités. "Le 5 août, j’ai reçu un appel d’un officier des renseignements qui m’a demandé de venir dans leurs bureaux pour avoir une discussion, explique-t-il à France 24. Je leur ai dit de venir au mien et que j’allais coopérer. Ils ont d’abord accepté, mais cinq minutes plus tard, ils ont changé d’avis et m’ont demandé de venir le soir même."

L’activiste a immédiatement flairé le piège. Quelques semaines plus tôt, Habibur Rahman, un conseiller politique d’opposition, avait été abattu et laissé pour mort, après avoir été interpellé par un commando du Bataillon d’action rapide (RAB, bataillon d'élite des forces de l'ordre du Bangladesh, NDLR). "J’ai prévenu mes amis, qui m’ont conseillé de prendre la fuite", témoigne Pinaki Bhattacharya, aujourd’hui réfugié politique en France.

Le Bataillon d’action rapide, une force spéciale d’élite composée de policiers et de militaires, a été créé en 2004 pour lutter contre le terrorisme et le trafic de drogue au Bangladesh dans le contexte des attaques du 11-Septembre. "Au Bangladesh, on a moins de 500 000 forces de sécurité intérieures pour 170 millions d’habitants, donc on utilise différents moyens [pour surveiller] la population", précise Nordine Drici.

Enlèvements, torture et exécutions

Si des associations de familles de victimes, comme Odhikar ou Mayer Daak ("l’appel des mères"), se sont formées ces dernières années, le gouvernement bangladais a toujours nié faire usage de ces enlèvements. Et ce malgré un rappel à l’ordre du Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées en 2017, puis la publication d’un rapport accablant de Human Rights Watch sur le sujet la même année. Fin 2021, le gouvernement américain, qui a participé à équiper et former les unités du RAB, a pour sa part émis des restrictions de visa concernant six de ses responsables pour de "graves violations des droits humains en rapport avec leur mandat".

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En 2017, la radio suédoise a même révélé un enregistrement sonore dans lequel un haut gradé du Bataillon d’action rapide évoque la sensibilité du sujet : "Tout le monde n'est pas expert en matière de disparitions forcées. Nous devons nous assurer qu'aucun indice n'est laissé derrière nous. Pas de carte d'identité qui glisse. Nous devons porter des gants. Nous ne pouvons pas laisser d'empreintes de pas derrière nous et nous devons porter des housses de chaussures pour éviter cela. Nous ne pouvons pas fumer pendant ces opérations."

Ces dernières années, plusieurs enquêtes de médias, comme celle de la Deutsche Welle, ont démontré comment le RAB a été instrumentalisé par le régime de Sheikh Hasina pour exécuter ses basses œuvres, notamment l’enlèvement d’opposants politiques du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) lors des élections de 2014 et 2018. "Ils sont connus pour avoir eu recours non seulement aux disparitions forcées, mais aussi pour avoir torturé et pratiqué des exécutions sommaires", rappelle le spécialiste des droits humains Nordine Drici.

Lors des manifestations étudiantes de ces dernières semaines qui ont fait plus de 400 morts et conduit à la chute du régime, le RAB a été mis en cause à plusieurs reprises pour avoir ouvert le feu sur des manifestants. Mardi, l’organigramme de la police a été profondément remanié. Le nouveau chef a promis une enquête sur les exactions commises par ses services.