Alors que l’armée ukrainienne connaît des revers sur les fronts est et nord-est, de nombreux observateurs du conflit s’interrogent sur les choix de l’état-major ukrainien. Au centre du débat, les fortifications ukrainiennes qui seraient insuffisantes. Entre le manque de moyens et la corruption, des Ukrainiens évoquent plusieurs explications possibles. La rédaction des Observateurs fait le point sur cet aspect central de la guerre contre la Russie.
Le 12 mai, un post Facebook fait couler beaucoup d’encre en Ukraine. C’est celui de Denis Yaroslavsky, un officier de renseignement de la 57ᵉ Brigade ukrainienne qui fustige le manque de préparation des lignes de défense de l'Ukraine alors que les Russes lançaient leur offensive sur la ville de Vovchansk, située à sept kilomètres de la frontière russe : "Depuis deux ans, il aurait dû y avoir au moins trois lignes de fortifications en béton à la frontière ukrainienne ! [...] Nous arrivons à la conclusion qu'il s'agit soit d'un vol, soit d'un sabotage délibéré !"
Au Parlement ukrainien, la Rada, la question des fortifications s’est retrouvée au cœur des débats. Le 22 mai, les députés du parti de centre droit Solidarité Europe (27 sièges au Parlement) de l’ex-président ukrainien Petro Porochenko, ont bloqué la tribune afin de demander une commission d’enquête sur l’usage des fonds publics alloués aux fortifications. Certains des députés ont brandi des pancartes avec les inscriptions "Les fortifications sont une protection pour Kharkiv, Soumy, Zaporijjia et chaque soldat" ou "La corruption dans les fortifications tue".
Lors de l’offensive russe dans la région de Kharkiv, début mai 2024, certaines voix se sont donc élevées pour dénoncer le manque de ligne de défense solide.
Les fortifications de la région de Kharkiv: “en avoir plus c’est toujours mieux”
Ces lignes de fortification réclamées par l'officier Denis Yaroslavsky sont composées de plusieurs éléments capables de stopper un assaut russe conséquent. Ainsi, les "dents de dragon" - des blocs de béton destinés à stopper les chars - ont été construites le long de certaines lignes ukrainiennes. Une fois installées en lignes continues, elles permettent de stopper la progression des chars qui s’encastrent dessus.
🇺🇦#Ukrainian defense lines made up of "Dragon Teeth" and barbed wires somewhere in the #Kharkiv region. pic.twitter.com/24kBHtWssY
— ConflictLive 💬 (@conflict_live) May 17, 2024En Ukraine, certains dénoncent le manque de "dents de dragon" sur le front nord-est. Le 14 mai, le groupe d’analystes ukrainiens DeepState a publié sur Telegram deux photos prises dans la région de Kharkiv où l’on observe des blocs de béton qui les composent. Dans ce post, le groupe déplore que les blocs de béton ne soient pas fixés dans le sol en ligne, mais simplement laissés à l’abandon. Et ils pointent du doigt des entreprises privées de construction qui, selon eux, étaient censés installer les blocs.
L’armée ukrainienne a réagi aux critiques de Denis Yaroslavsky qui avaient été publiées dans un article de la BBC. Selon les militaires, des lignes défensives avaient bien été construites dans la région de Kharkiv, mais sur des positions éloignées des zones touchées par l’'ffensive russe.
Pour le Black Bird Group - un groupe d’enquêteurs finlandais spécialisés dans le suivi du conflit ukrainien -, il était impossible pour les Ukrainiens de protéger certains axes de l’oblast de Kharkiv qui ont été pris par les russes. Selon un analyste de ce groupe, la proximité avec les lignes russes empêche de faire des travaux.
La zone frontalière avec la Russie ne pouvait pas être fortement fortifiée car elle était constamment sous observation et sous le feu des Russes. Les principales fortifications ont été construites en profondeur et sont situées à 10-20 km de la frontière. Les défenses se limitaient à des positions de combat d'infanterie de différentes tailles, parfois renforcées avec des obstacles antichars et des champs de mines. Plus généralement, l'Ukraine n’a commencé à renforcer ses fortifications qu’au cours de l'hiver 2023.
À cause de l’offensive et des bombardements russes, le développement et le renforcement des structures défensives sont de plus en plus difficiles. Il semble que les Ukrainiens hésitent à rapprocher les équipements de construction trop près du front car ces derniers constituent une cible prioritaire pour les Russes.
En comparaison avec les Ukrainiens, la Russie dispose de réseaux de tranchées et de systèmes de fortifications continus qui s'étendent sur l’ensemble du front. En Ukraine, de nombreux les points fortement renforcés sont dispersés sur de larges secteurs.
Certains outils permettent de mesurer sur une carte la portée des armes utilisées par les troupes russes et ukrainiennes. Ainsi, cette carte montre que les zones situées au nord de la ville de Vovchansk et au sud de la frontière russe étaient largement à portée de l’artillerie russe.
Sur la ligne de Lyptsi, une ville de l’oblast de Kharkiv située à 11 kilomètres de la frontière russe, les lignes de défense ukrainiennes ont, elles aussi, été enfoncées par les troupes russes. L’un des analystes du groupe Ukraine Control Map, un groupe d’enquêteurs spécialistes du conflit ukrainien issus du Project Howl, pointe un manque de matériel et d’installations propres à la défense anti-char :
Vers Lyptsi, il semble qu’il aurait probablement été plus difficile pour les Russes de franchir ces 10 km avec plus des champs de mines, de dents de dragon et de tranchées. Mais honnêtement, je ne sais pas si l’expression 'manque de fortifications' est la bonne formulation, ou s’il ne faudrait pas plutôt dire que 'plus c'est toujours mieux’'
Avdiïvka : des tranchées insuffisamment renforcées ?
Mais la majeure partie des retranchements ukrainiens sont constitués de simples tranchées pour les fantassins, comme celle ci-dessous. Situées dans la région d'Avdiïvka, ces positions ukrainiennes composées de sommaires tranchées n’ont pas résisté aux assauts russes. Les tranchées visibles sur ces images sont désormais sous contrôle russe.
La plus grande partie des tranchées sont construites le long des haies afin d’utiliser les arbres pour se protéger de la vue des drones.
Pour l’analyste du Black Bird Group, les fortifications de la région d'Avdiïvka ont bien été mises en place, mais n’ont pas pu stopper les assauts russes :
La zone derrière Avdiïvka était légèrement fortifiée, mais des fortifications plus étendues n’ont été construites qu’au printemps 2024. La question principale est la qualité de ces constructions : il y avait-il assez de points renforcés avec des bunkers en béton ? Ont-ils été construits sur de bonnes positions par rapport au terrain ? Il y avait-il assez d’espace souterrain pour se cacher de la vue des Russes ? La zone avait-t-elle été suffisamment minée ?
Il existe de nombreux rapports selon lesquels toutes les fortifications ne sont pas renforcées correctement, même si on ne sait pas exactement où se situent les efforts de fortification les plus importants. Les vidéos de ceux-ci sont rares, mais certains documents suggèrent qu'au moins certains bunkers et abris ne sont pas renforcés pour résister aux fortes explosions.
Des prestataires privés malhonnêtes ?
L'ONG du Centre anti-corruption de Kharkiv s'est penché sur les allégations de corruption formulées par les députés du parti Solidarité Europe et a révélé un cas de possible corruption. Ce rapport évoque une mauvaise gestion des appels d’offres mis en place pour attribuer la construction de lignes de défense par des entreprises privées. La rédaction des Observateurs a pu s’entretenir avec Volodymyr Rysenkole, avocat au Centre anti-corruption de Kharkiv :
Il s’agissait de contrats directement conclus entre le maître d’ouvrage – l’administration militaire régionale de Kharkiv – et des entrepreneurs privés pour la fourniture de bois. En raison de nécessités militaires, ils ont été conclus sur une base non concurrentielle. Il s’agit donc d'une surévaluation du bois don le prix pourrait, selon les estimations, s'élever à environ 2 à 2,5 millions d'euros. Des individus non identifiés achetaient du bois auprès d'entreprises forestières d'État et créaient ensuite plusieurs documents commerciaux pour la revente de ce bois entre des entreprises privées affiliées, affirmant qu'il provenait d'une autre région de l'Ukraine. Les autorités soupçonnent que cette revente a entraîné une augmentation injustifiée du prix du bois.
Pourtant, selon le Centre anti-corruption de la ville de Kharkiv, la corruption ne peut, à elle seule, expliquer le manque de fortifications :
La corruption est loin d’être le facteur principal des difficultés de l’armée, car toute ligne défensive, même la meilleure, doit être défendue par des hommes disposant d’armes. Malheureusement, le retard de six mois dans la fourniture d'armes et de munitions par le Congrès américain a eu un impact bien plus fort que la corruption sur la faiblesse des défenses ukrainiennes.
Si les analystes et les membres de la société civile ne nient pas les difficultés internes rencontrées par les Ukrainiens dans la construction des lignes de défenses, ces manquements sont incapables d’expliquer, à eux seuls, les revers ukrainiens.
Pourtant, pour le Black Bird Group, le plan national de fortification pourrait avoir un objectif à plus long terme : "Il est probable que l'Ukraine se concentre sur la construction de défenses en profondeur plus lourdes et de meilleure qualité. En attendant leur construction, elle espère que ses forces pourront attaquer les Russes sur les positions déjà disponibles près du front".
La rédaction des Observateurs a contacté le service presse de l’Armée ukrainienne et de la 57ème brigade motorisée, déployée dans la région de Kharkiv, mais ces derniers n’ont pas répondu immédiatement. Nous publierons leurs réactions si elles nous parviennent.