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"Empêcher qu'il y en ait d'autres" : dans la montagne de Lure, le photovoltaïque de la discorde
De notre envoyée spéciale à Cruis – Dans la montagne de Lure, en plein cœur des Alpes-de-Hautes-Provence, un collectif citoyen milite depuis deux ans contre la multiplication de parcs photovoltaïques dans une zone naturelle protégée. Si les communes et investisseurs concernés vantent des projets "indispensables" dans la lutte contre le dérèglement climatique, en adéquation avec les ambitions du Pacte vert européen, ces militants dénoncent des projets "destructeurs" pour la biodiversité et le paysage.

"Regardez, ils ont tout détruit", soupire Sylvie Bitterlin. À quelques centaines de mètres au-dessus de la commune de Cruis, dans les Alpes-de-Hautes-Provence, cette comédienne de 62 ans se dresse devant une grille. Derrière se trouve, sous haute surveillance, une grande ferme photovoltaïque flambant neuve. Sur 17 hectares, la garrigue a laissé place à plusieurs milliers de panneaux solaires, entrecoupés de larges travées.

"Empêcher qu'il y en ait d'autres" : dans la montagne de Lure, le photovoltaïque de la discorde

En chantier depuis plusieurs mois, ce parc solaire, opéré par le géant canadien Boralex, est presque terminé. À lui seul, il doit permettre de générer 14,9 mégawatt-crêtes d'électricité, soit l'équivalent des besoins annuels d'environ 12 000 habitants, selon la société. "Un apport indispensable", fait valoir son directeur général, Jean-Christophe Paupe, "alors que la France est en retard dans le développement des énergies renouvelables". 

Mais à l'approche de la fin des travaux, Sylvie Bitterlin ne cache pas sa frustration et sa colère. Depuis 2019, elle et une vingtaine de personnes regroupées dans le collectif citoyen Elzéard, Lure en résistance se battent corps et âme pour empêcher le projet d'aboutir. Car, en partie installé dans une zone classée "réserve de biosphère" par l'Unesco, il mettrait en péril plusieurs espèces protégées et leur habitat, dénoncent-t-ils.

Papillon Alexanor et lézard ocellé

"On nous dit qu'en Provence, on a des sols pauvres, qu'il n'y a rien dedans. Mais c'est totalement faux. On a des plantes médicinales, du thym, du romarin, des orchidées... Ce sont des plantes fantastiques, qui abritent des espèces protégées. C'est de la vie", plaide celle qui est devenue la porte-parole du mouvement, avec, en toile de fond, le cadre de carte postale de la montagne de Lure et ses 1 826 mètres d'altitude. "Avant, ce paysage s'étalait jusqu'au sommet de la montagne. Quelle destruction, quel désastre ! Où est l'écologie quand on rase des forêts et détruisons la biodiversité pour produire de l'énergie ?"

"Empêcher qu'il y en ait d'autres" : dans la montagne de Lure, le photovoltaïque de la discorde

Au total, selon Pierrot Pantel de l'Association nationale pour la biodiversité (ANB), qui s'est saisi du dossier pour le collectif Elzéard, 88 espèces d'animaux auraient été répertoriées dans cette zone. Parmi elles, plusieurs espèces protégées d'oiseaux, de papillons, comme l'Alexanor, avec ses ailes jaunes et noires, ou encore les lézards comme l'ocellé – le plus grand d'Europe. "Autant d'animaux qui auront dû fuir leur lieu de vie ou seront morts pendant les travaux", déplore-t-il.

Du côté de Boralex, on assure cependant que le projet, lancé officiellement dès 2009, est le résultat "de plus de cinq années d'études environnementales et paysagères, en partenariat avec les services de l'État", et que "le maximum a été fait" pour protéger la biodiversité. "Initialement, la centrale devait faire plusieurs dizaines d'hectares, mais sa taille a été réduite pour tenir compte de cette problématique", explique Jean-Christophe Paupe. "Et nous avons mis en place toute une série de mesures pour préserver les espèces : nous avons adapté nos périodes de travaux, mis en place des corridors de biodiversité, restauré des habitats…", énumère-t-il.

"Largement insuffisant", "de la fumée", rétorquent les opposants. "Avant, quand les promeneurs se baladaient ici, ils croisaient des daims, des biches, des papillons… Ce ne sont pas 50 mètres de 'corridors écologiques' qui compenseront les dégâts", tancent-ils.

"Empêcher qu'il y en ait d'autres" : dans la montagne de Lure, le photovoltaïque de la discorde

"Un exemple de ce qu'il faut faire dans l'UE"

Mais surtout, insiste Jean-Christophe Paupe de Boralex, "ce projet s'aligne parfaitement avec les ambitions françaises et européennes de transition énergétique" et est "indispensable dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique". Avant d'ironiser : "Qu'est-ce qui est le plus dangereux pour la biodiversité : le dérèglement du climat ou des panneaux photovoltaïques ?"

Dans le cadre de son Pacte vert – sa feuille de route écologique – l'Union européenne ambitionne en effet d'accélérer massivement le développement des énergies renouvelables pour réduire sa dépendance aux énergies fossiles, les principales responsables du dérèglement climatique. L'objectif est ainsi que la part du renouvelable atteigne 42,5 % du mix énergétique d'ici à 2030, contre 23 % en 2022. Une aspiration partagée par la France et portée par une loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables votée en mars 2023.

"Mais à l'heure où nos besoins en électricité ne cessent d'augmenter, cette ambition n'est réalisable que si nous acceptons de développer des projets de grande ampleur, comme celui de Cruis", plaide Jean-Christophe Paupe, s'appuyant sur les scénarios de RTE, le transporteur d'électricité en France. "Nous ne pouvons pas aujourd'hui nous contenter de panneaux solaires sur les toits des maisons et dans des zones déjà industrialisées. Bien sûr qu'il faut aussi le faire dans ces endroits. Mais cela ne suffira pas."

Le choix de la montagne de Lure n'est par ailleurs pas anodin pour Boralex. "La région PACA bénéficie d'un ensoleillement important et a un fort potentiel photovoltaïque. Pourtant, elle importe aujourd'hui une importante part de son électricité. La centrale de Cruis permet donc de combler ce paradoxe", poursuit-il. "En résumé, c'est un exemple de ce qu'il faut développer aujourd'hui à l'échelle de l'Union européenne pour sortir des énergies fossiles. Mais il faudra de multiples projets comme celui-là pour y parvenir."

Au-delà des arguments avancés par la société canadienne, les projets comme celui-ci amènent aussi un apport financier non négligeable pour les communes qui les pilotent. À Cruis, les revenus liés au parc constituent 20 % du budget total, selon le maire sans étiquette Félix Moroso. "Depuis deux ans, cela nous a permis de rénover un parking, de lancer des travaux à l'école, de remettre en place des aides aux populations précaires", liste l'édile de ce village de 700 habitants, en poste depuis 35 ans. "Tout ça au prix de panneaux photovoltaïques sur 1 % de notre commune", continue-t-il, ne cachant pas son agacement face aux actions des opposants.

"Mais ce n'est pas la solution. On rase des forêts pour y mettre des panneaux photovoltaïques. On nage en plein paradoxe", plaide Sylvie Bitterlin. "La première chose à faire, c'est de réduire notre consommation. Si nous adoptions vraiment des modes de vie plus sobres, aurait-on toujours besoin de ces immenses centrales en milieux naturels ?"

"Le problème de ces parcs, c'est leur gigantisme. On ne serait pas contre des projets photovoltaïques raisonnables, à la hauteur des besoins de la population", assure-t-elle. "Malheureusement, on est entré dans une logique financière pour les entreprises et les communes qui semblent simplement vouloir faire de l'argent." 

Des mois de mobilisation

À Cruis, la situation s'est particulièrement tendue en septembre 2023, lorsque les travaux ont officiellement démarré. "On a passé des années à essayer d'alerter et de sensibiliser la population, en vain. Alors quand on a vu les engins de chantier arriver dans la montagne pour tout détruire, on a décidé d'agir", se souvient Sylvie Bitterlin.

Pendant plusieurs semaines, dans la chaleur, la pluie ou la neige, la sexagénaire chétive aux longs cheveux blonds, accompagnée d'autres militants, ont tenté quasi quotidiennement de bloquer le chantier. "Jamais je n'aurai cru un jour dans ma vie m'enchaîner à des machines de chantier, me mettre sous leurs roues ou grimper dans des arbres pour bloquer des travaux", se souvient Sylvie Bitterlin, qui admet ne pas avoir un "passif de rebelle". "Mais la cause était trop importante", assure-t-elle. 

Jusqu'au 4 octobre 2023. Ce jour-là, la militante et Claudine Clovis, 72 ans, chirurgienne-dentiste à la retraite, sont arrêtées par les gendarmes alors qu'elles se sont allongées sous les roues d'engins de terrassement. Garde à vue, nuit en cellule. Elles sont finalement jugées coupables d'entrave à la circulation le 6 février 2024 par le tribunal correctionnel de Digne-les-Bains et condamnées à 1 200 euros d’amende avec sursis et à trois mois de suspension de permis de conduire. Les deux prévenues devront également payer conjointement 5 000 euros pour les frais d’avocats de Boralex.

Si elles ont décidé de faire appel de la décision, leur arrestation a mis un coup d'arrêt à la mobilisation. "Nous devions faire profil bas et, surtout, Boralex a renforcé sa surveillance", témoigne-t-elle. "Et, franchement, nous étions épuisés physiquement comme moralement par ces semaines de combat."

Pour autant, le collectif Elzéard refuse de baisser les bras. Si plus personne ne bloque aujourd'hui le centrale solaire de Cruis, le combat se poursuit devant les tribunaux, avec l'aide juridique de Pierrot Pantel. Depuis quatre ans, l’association, avec une dizaine d'autres structures de défense de l'environnement, a déposé trois plaintes auprès du procureur de Digne pour "destruction, altération et dégradation de l’habitat d’espèces animales protégées" et "atteinte à la conservation d’espèces animales protégées". Selon Pierrot Pantel, Boralex aurait en effet poursuivi ses travaux avant d'avoir obtenu certaines dérogations nécessaires au chantier. 

"Malheureusement, nous avons vraiment une impression d'impunité. Malgré nos plaintes, les travaux ont pu continuer. Et si le procureur nous dit que les enquêtes sont en cours, il n’y a toujours pas eu une seule audition", regrette-t-il. "C'est comme si les services de l'État voulaient fermer les yeux."

Une victoire devant les tribunaux

Et dans ce cadre, le collectif a remporté une grande victoire. Boralex et l'État français ont été condamnés vendredi 31 mai par la cour administrative d'appel de Marseille, pour ne pas avoir recherché de site alternatif affectant moins la biodiversité. 

Les juges administratifs ont ainsi donné raison aux associations, d'abord déboutées en première instance, qui contestaient un arrêté pris en 2020 par le préfet des Alpes-de-Haute-Provence, accordant à Boralex une dérogation aux interdictions de destruction, de perturbation intentionnelle ou de dégradation de spécimens et d'habitats d'espèces animales protégées.

"C'est une belle victoire. Le chantier est désormais considéré comme illégal. Il va devoir s'arrêter et le site ne pourra pour l'instant pas être exploité", salue Pierrot Pantel. "Cela légitime aussi nos actions et les perturbations du chantier - ce qui est important pour le procès de Sylvie Bitterlin et Claudine Clovis. Enfin, c'est pédagogique : ce jugement montre qu'on ne peut pas détruire un habitat sans impunité."

Anticipant que Boralex portera ce jugement devant le Conseil d'État, il espère maintenant parvenir à un jugement définitif. "On ira alors réclamer une remise en état du site, une reconnaissance du préjudice écologique et on tentera de mettre en cause la responsabilité de l'État."

De son côté, Boralex estime cependant que l'annulation de cette dérogation espèces protégées "ne remet pas en cause le droit de Boralex d'exploiter la centrale solaire de Cruis". "Elle ne remet pas non plus en cause notre présence sur le site ni les travaux de finition de la centrale, non concernés par cette dérogation espèces protégées", précise l'entreprise auprès de l'AFP.

Un réseau de sentinelles

"Ce jugement légitime aussi nos actions à venir", continue Pierrot Pantel. Car au-delà de Cruis, une trentaine de projets photovoltaïques sont actuellement en cours sur la montagne de Lure, couvrant à terme un millier d'hectares, selon son décompte. "Et on compte en empêcher autant qu'on pourra", assure Sylvie Bitterlin. 

À quelques kilomètres de Cruis, sur la commune de Montfort, se trouve l'un des nouveaux champs de bataille du collectif. Ici, la terre est déjà à nue sur une vingtaine d'hectares. En janvier, les engins de chantier ont arraché les pins et les chênes qui s'y trouvaient et bientôt, des machines de terrassement viendront installer un nouveau parc photovoltaïque, exploité par la société Engie Green. Ce sera le quatrième sur cette commune de 300 habitants. "Nous n'avons pas été mis en courant du début des travaux. Nous sommes arrivés trop tard pour empêcher la destruction des arbres", déplore la militante. 

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Fin mai, accompagnée de son amie Véronique, elle aussi militante, elles sont venues voir l'avancée du chantier, non sans une once d'appréhension. "On craignait de voir les machines de terrassement", avouent-elles. Un mètre à la main, elles parcourent les abords du site avec un objectif en tête : vérifier si Engie Green respecte les règlementations. Un arbre protégé coupé ? Un habitat d'espèce protégé détruit ? Un panneau d'information retiré ? Tout est passé au crible. Ce jour-là, tout semble en ordre. 

"Ici, nous ne manifesterons pas et nous n'entraverons pas le chantier. De toute façon, c'est déjà trop tard, une fois le déboisement fait, il n'y a plus grand chose à défendre", expliquent-elles. "Mais nous restons vigilants au respect strict des règles et concentrons nos forces pour d'autres projets."

À quelques kilomètres de là, dans la commune de Banon, Sophie et Nadine sont aussi dans une période de vigilance. Directement depuis leur jardin, chacune a devant les yeux des zones concernées par des projets photovoltaïques, menés cette fois-ci par une société coréenne, QEnergy. À respectivement 64 et 72 ans, les deux retraités avouent être "constamment aux aguets", à "traquer le moindre bruit de travaux" pour "vérifier que le chantier ne débute pas".

"Je vais de toute façon marcher quotidiennement dans la zone concernée", explique Sophie. "Ici, à certains moments de l'année, on peut entendre le brâme des cerfs. C'est un lieu de nature incroyable. Il ne peut pas disparaître", dénonce cette ancienne infirmière libérale. 

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Dans son grand jardin avec une vue totalement dégagée sur la campagne environnante, cette dernière se vante d'avoir ses propres panneaux photovoltaïques, les "seuls nécessaires à sa consommation". "A-t-on vraiment besoin de développer des grandes centrales ? La solution n'est-elle pas avant tout de revoir notre consommation ?", interroge-t-elle, reprenant à son tour les arguments qui fédèrent tous les opposants à ces projets dans l'Hexagone.

"C'est vraiment la multiplication de ces projets qui est inquiétante. Va-t-on vraiment perforer la montagne de toutes parts ?", s'inquiète de son côté Nadine. "Outre la biodiversité, c'est aussi à tout un patrimoine qu'on touche, à cette montagne si chère à Jean Giono !", alerte-t-elle. Natif de Manosque, l'écrivain avait en effet fait de la montagne de Lure l'un de ses lieux de prédilection et d'inspiration. C'est d'ailleurs à lui que le collectif doit son nom, tiré d'une nouvelle de l'auteur.

À l'approche des élections européennes, le 9 juin prochain, et alors que le Pacte vert a été un élément central de la dernière mandature d'Ursula Von der Leyen, Sylvie Bitterlin, qui a rejoint récemment un mouvement national pour s'opposer aux projets photovoltaïques dans les milieux naturels, espère voir les candidats s'emparer du sujet. "Nous avons réussi à faire de Cruis un symbole de la mobilisation. L'important aujourd'hui c'est d'empêcher qu'il y en ait d'autres", poursuit-elle. Et pour cela, le champ de bataille est aussi européen.

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