
Partout sur les réseaux sociaux depuis quelques jours, on ne voit qu'elle. Cette image aérienne montre un camp de réfugiés, ses tentes s'étendant à perte de vue dans un désert entouré de montagnes. Au centre, quatre mots en anglais : "All eyes on Rafah" ("Tous les regards tournés vers Rafah").
Publiée sur Instagram par @shahv4012, un Malaisien qui se présente comme un photographe, cette image générée par intelligence artificielle (IA) a fait le tour des réseaux sociaux depuis le bombardement meurtrier, dimanche 26 mai, d'un camp de réfugiés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, par l'armée israélienne.
Longtemps soumise à des raids aériens mais jusque-là épargnée par les combats au sol, Rafah est le théâtre, depuis début mai, d'une offensive terrestre israélienne, une nouvelle étape dans la guerre déclenchée par Israël en réponse à l'attaque du Hamas le 7 octobre.
Depuis sa mise en ligne lundi, la story Instagram a été partagée plus de 43 millions de fois, tant par des anonymes que par des célébrités, parmi lesquelles l'acteur chilo-américain Pedro Pascal, les mannequins d'origine palestinienne Bella et Gigi Hadid, et, en France, les acteurs Omar Sy et Marion Cotillard.
Selon Giada Pistilli, responsable de l’éthique pour la start-up française Hugging Face et docteure en philosophie sur l’éthique de l’IA, l'omniprésence de ces images artificielles menace de brouiller notre mémoire collective.
France 24 : Pourquoi cette image a-t-elle suscité un tel engouement, contrairement à d'autres ?
Giada Pistilli : Sa simplicité de partage a joué un rôle crucial dans son succès. Un simple clic suffit, sans même avoir à sauvegarder l'image dans son téléphone, grâce à un sticker Instagram. De plus, son caractère générique et l'absence d’image de violence ont probablement facilité son acceptation par les algorithmes des réseaux sociaux.
Si l'image a été partagée par des millions de personnes, c’est parce que c’était l’occasion de partager quelque chose de neutre, bien que le sujet abordé soit violent. Cela permet une participation symbolique et instantanée au débat, ce qui, d'une certaine manière, nous éloigne de la réalité brutale.
En partageant ces images, nous apaisons un peu notre conscience en nous disant que nous contribuons au débat, même si ce type d'activisme par l'image n'est pas nouveau, comme on l'a vu lors de la pandémie de Covid-19 ou de la guerre en Ukraine.
Que révèle l'écho rencontré par cette image sur la situation actuelle ?
L'efficacité de l'activisme politique sur les réseaux sociaux, surtout pour des enjeux d'une telle ampleur, me questionne. Si des mouvements comme #MeToo ont pu prendre leur essor grâce aux réseaux sociaux, il est indéniable que la situation actuelle [à Gaza, NDLR] est d'une autre envergure, impliquant davantage d'acteurs et d'institutions. Partager une image ne suffit plus, c'est un peu simpliste de penser qu'on a "fait sa part".
Par ailleurs, combien de personnes réalisent-elles qu'il s'agit d'une image générée par l'IA et non d'une illustration traditionnelle ? Elle ne reflète pas fidèlement la réalité et traduit sans doute une volonté de montrer un cadre moins violent et donc moins dérangeant aux yeux des gens. On voit par exemple des montages visibles au loin alors que Rafah ne ressemble pas du tout à ça. Elle n’est par ailleurs pas très précise, car on a l’impression d’observer des camions alignés et non des tentes.
On ignore le nombre de modifications effectuées sur la première image générée, mais il est probable que son auteur ait réalisé plusieurs itérations pour parvenir à ce résultat. L'image, qui semble tout droit sortie d’un dessin animé très caricaturé, contraste fortement avec la gravité de la situation.
Quels sont les risques associés à la propagation d'images générées par l'IA ?
L'émergence des images générées par l'IA soulève des inquiétudes quant à leur impact sur notre perception des conflits. Leur format attrayant et leur absence de violence apparente peuvent certes captiver l'attention, mais quid de l'impact réel ? En comparaison, la photo de l'enfant syrien noyé en 2015, partagée massivement sur Facebook, a marqué les esprits par sa force brute et son authenticité.
En Israël, on observe une prolifération de contre-images générées avec un format similaire, "Ramenez-les à la maison", en référence aux otages israéliens [sur les 252 personnes emmenées comme otages pendant l'attaque du Hamas du 7 octobre, 121 sont toujours retenues à Gaza, dont 37 sont mortes, d'après l'armée, NDLR]. Cette "guerre d’images générées" ne fait que commencer.
La question cruciale est de savoir si ces images risquent de supplanter les images réelles dans notre conscience, brouillant ainsi la distinction avec la réalité. Il faut s’interroger sur l'avenir de notre mémoire collective et notre compréhension de ces conflits.