Jusqu'où la guerre en Ukraine entraînera la défense européenne ? L'invasion par la Russie de son voisin, le 24 février 2022, a bouleversé l'Europe et rebattu les cartes de la notion même de défense européenne. Alors que les États-membres de l'Union européenne avaient mis en place depuis peu des financements communs dans ce domaine, les deux dernières années ont bel et bien constitué un coup d'accélérateur.
"La guerre en Ukraine constitue un tournant, un changement de paradigme en matière de défense européenne puisque des décisions pour davantage de coopération sont très vite prises après l'invasion de l'Ukraine par la Russie", juge Elsa Bernard, professeure de droit public à l'université de Lille, spécialiste du droit européen et des questions de défense européenne.
Historiquement, la défense n'est absolument pas intégrée au projet européen tel qu'il est conçu dans les années 1950. Les objectifs sont alors essentiellement économiques. Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale sont encore frais et plusieurs pays, dont la France, font face aux guerres de décolonisation. Enjeu régalien, la défense reste clairement une prérogative des États, "surtout après l'échec de la Communauté européenne de défense en 1954", rappelle la chercheuse.
Il faut attendre le traité de Maastricht, en 1992, pour voir la naissance de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui comprend en son sein la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). En clair, les États-membres se réunissent pour définir des positions communes en matière de politique étrangère et décider d'actions communes comme l'envoi de troupes. Il faut toutefois attendre 2003, en Macédoine du Nord, pour voir apparaître la première mission militaire commune.
La PESD est rebaptisée politique de sécurité et de défense commune (PSDC) par le traité de Lisbonne en 2007, qui introduit une clause de défense mutuelle et permet davantage d'actions communes.
Mais surtout, sans aller jusqu'à mentionner l'éventualité de la création d'une armée européenne, ces premiers pas d'une coopération militaire ouvrent la porte à davantage d'intégration avec la possibilité de définir une politique de défense commune de l'Union européenne. "Elle conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi", peut-on ainsi lire dans le traité de Maastricht, puis dans le Traité sur l'Union européenne (TUE).
Un virage est pris en 2016
Un premier tournant s'opère à partir de 2016. Dans un contexte marqué par l'annexion de la Crimée par la Russie deux ans plus tôt, par les attentats terroristes islamistes en France, en Belgique et en Allemagne en 2015 et 2016, par les guerres en Libye et en Syrie, par le Brexit et par l'élection de Donald Trump, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker (2014-2019), prend des initiatives.
"Dans son discours sur l'état de l'Union de 2016, Jean-Claude Juncker va assez loin dans ses propositions : il plaide pour une défense européenne solide et propose en particulier un fonds européen de la défense pour stimuler activement la recherche et l'innovation dans l'industrie européenne de la défense. Dès lors, l'industrie et la recherche étant des compétences supranationales, la défense européenne va se développer en-dehors de la PSDC, qui est une compétence intergouvernementale. Elle entre ainsi dans le champ de la Commission et du Parlement européen via l'industrie, la recherche, le marché intérieur et les marchés publics", explique Elsa Bernard.
Après quelques ballons d'essai, le fonds européen de la défense (FED) voit finalement le jour en 2021. Avec un volet recherche et un volet industrie, son but est de renforcer la coopération et de stimuler la recherche en matière d'industrie de défense, avec un premier budget de 7,9 milliards d'euros portant sur les années 2021-2027 – augmenté de 1,5 milliard d'euros en février 2024. Pour gérer ce fonds, la nouvelle Commission européenne, dirigée à partir de 2019 par Ursula von der Leyen, crée une direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace (DEFIS) dépendant du portefeuille du commissaire français pour le marché intérieur, Thierry Breton.
La Facilité européenne pour la paix (FEP) est lancée en parallèle en 2021. Dotée à l'origine d'un budget de 5,6 milliards d'euros, son but est de financer des actions extérieures de l'Union européenne, notamment des opérations militaires dans des États tiers ou la fourniture d'équipements militaires.
C'est dans ce contexte de "communautarisation rampante" de la défense européenne, selon la formule d'Elsa Bernard, qu'intervient la guerre en Ukraine en 2022. "Elle fait prendre conscience aux États-membres de leurs lacunes en matière d’équipements et de défense et de la nécessité de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne, non seulement pour renouveler les stocks nationaux, mais aussi pour fournir des armes à l’Ukraine", explique la chercheuse.
Dès le 28 février 2022, soit quatre jours seulement après le début de l'invasion russe, la solidarité avec l'Ukraine est actée. C'est la FEP qui est d'abord utilisée pour aider l'Ukraine. Et alors que son budget était plafonné à 5,6 milliards d'euros, celui-ci augmente rapidement pour atteindre 17 milliards d'euros. La FEP finance ainsi l'envoi d'armes et de munitions à l'Ukraine en remboursant leur coût aux pays fournisseurs.
"Il y a ainsi une forme de solidarité puisque même les États qui n'aident pas l'Ukraine avec des envois directs d'armes ou de munitions participent indirectement en finançant la FEP", souligne Elsa Bernard.
"Les négociations sur le budget 2028-2035 seront décisives"
Conscients des lacunes de la base industrielle et technologique de défense européenne, les chefs d'États ou de gouvernements, réunis à Versailles en mars 2022, demandent formellement à la Commission européenne de proposer "toute initiative supplémentaire nécessaire" à son renforcement. L'objectif est de mettre fin aux fragmentations en matière de défense européenne qui posent des problèmes d'interopérabilité et de coûts – les États-Unis ont un char de combat quand les États-membres de l'UE en ont dix-sept.
En réalité, la guerre en Ukraine ne fait que confirmer ce que les 27 savaient déjà. L'élaboration d'une nouvelle feuille de route en matière de sécurité et de défense a déjà été lancée depuis deux ans. Celle-ci est livrée en mars 2022 sous l'appellation de "boussole stratégique" et acte la nécessité de "renforcer l’autonomie stratégique de l’UE".
La Commission européenne ne traîne pas et propose rapidement deux règlements, votés en 2023 par le Parlement de Strasbourg : le règlement EDIRPA, qui vise à encourager les acquisitions conjointes dans le domaine de la défense, et le règlement ASAP, qui vise à augmenter la production des munitions et missiles par l'industrie européenne de défense.
EDIRPA est doté d’un budget de 300 millions d’euros jusqu'au 31 décembre 2025, tandis que ASAP affiche un budget de 500 millions d’euros jusqu'au 30 juin 2025. Le but affiché par l’Union européenne est d’être capable, à terme, d’envoyer en Ukraine un million de munitions (obus et missiles) par an. Avec ces deux règlements, l’UE se dote ainsi d’outils pour aider Kiev tout en permettant aux États-membres de renouveler leurs propres stocks nationaux et de consolider l'industrie de la défense européenne.
"Ces deux règlements sont de court terme, mais dans une déclaration de juillet 2023, les États-membres se sont engagés à mettre en place un instrument de long terme. La Commission européenne a donc proposé en mars 2024 un nouveau règlement, baptisé EDIP, accompagné d'une 'stratégie industrielle européenne de défense' (EDIS) visant à 'investir davantage, mieux, ensemble et européen'. Ce sera l'enjeu de la prochaine Commission et de la prochaine législature. À ce titre, les négociations sur le budget 2028-2035 seront décisives", affirme Elsa Bernard.
Un enjeu dont ont conscience les têtes de liste aux élections européennes, qui ont fait de la défense européenne et de l'autonomie stratégique de l'Union des thématiques majeures de la campagne.
Défense européenne : la vision des candidats
"La défense européenne telle qu'elle est envisagée aujourd’hui ne nous convient pas car il s’agit de mettre notre armée au service de l’Otan et des États-Unis, alors même que Donald Trump pourrait revenir à la Maison Blanche début 2025. On voit dans cette stratégie une perte de souveraineté pour la France qui devrait plutôt porter une voix au service de la paix. Notre vision de la défense européenne est très différente : nous souhaitons garder une souveraineté de chaque État sur la défense, tout en ayant des coopérations qui puissent s’organiser dans le cadre d’objectifs conjoints", explique Marina Mesure, eurodéputée depuis 2019 et 3e sur la liste de Manon Aubry.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Non
"Notre logique est celle de la construction d’une Europe fédérale qui consiste à transférer une partie des fonctions régaliennes de chaque État. Pour la défense, il ne s’agit pas de substituer l’armée française par une armée européenne, mais de mettre sur pied des capacités militaires européennes avec notamment des forces de projection. Nous considérons que l'UE doit sortir de sa dépendance à l’Otan et même en sortir, mais pour cela, il faut qu’il y ait quelque chose qui s’y substitue. L'Europe doit peser dans le monde et cela passe par une autonomie en matière de défense", affirme David Cormand, eurodéputé depuis 2019 et 2e sur la liste de Marie Toussaint.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Oui
"Nous souhaitons construire une puissance européenne : économique, écologique, diplomatique. Notre ligne est donc claire : aller aussi loin que possible et le plus vite possible dans la construction d’une défense européenne, tout en restant dans le cadre de l’Otan, dont nous ne souhaitons pas sortir. Cette défense européenne ne doit pas se substituer à une défense nationale. La défense française doit pouvoir à tout moment jouer son rôle de protecteur de l’Europe et il ne doit pas y avoir de système de décision qui l’empêcherait d’agir. Mais nous sommes favorables à la constitution d’une force européenne de déploiement. Il faut affirmer une vision commune, des décisions communes et, à plus long terme, une armée européenne. Avant cela, nous devons rédiger un vrai livre blanc européen. La boussole stratégique est un élément décisif, mais elle doit être prolongée pour entrer dans une construction beaucoup plus précise", estime Jean-Marc Germain, conseiller régional d'Île-de-France et 7e sur la liste de Raphaël Glucksmann.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Oui
"Soit on continue à penser qu'on peut sous-traiter notre sécurité aux États-Unis et on tremble à chaque élection américaine tout en sous-estimant le fait que les Américains sont en train de pivoter vers l'Asie, soit on se prend en main. Aucun pays, seul, ne peut être assuré aujourd'hui que ses intérêts sont totalement défendus. Nous sommes donc en faveur de davantage de coordination et de coopération sur les matériels de défense. Nous devons être en capacité de mettre des troupes en commun et de protéger les routes maritimes quand elles sont menacées. Mais la défense étant une fonction régalienne, les décisions d'envoyer des hommes au front doivent être prises par les chefs d'État. Cela n'a pas vocation à changer dans notre esprit. Nous ne sommes pas favorables à une armée européenne, mais à des armées qui peuvent fonctionner ensemble avec du matériel en commun et qui soit européen", explique Nathalie Loiseau, eurodéputée depuis 2019 et 5e sur la liste de Valérie Hayer.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Oui
"L'Union européenne fait face à de vraies menaces avec la Russie, la Chine, la Turquie et l'Iran et il est temps pour elle de prendre conscience de sa faiblesse structurelle en matière de défense. Nous considérons donc qu'il est nécessaire de renforcer la défense européenne en augmentant les investissements de chaque État-membre de façon à compléter les stocks de chaque pays, le tout en donnant la priorité à l'industrie européenne de défense. Les Américains cesseront peut-être un jour d'assurer la protection de l'Europe et si les Européens ne se montrent pas résolus à défendre leur pré-carré, ils ne seront pas respectés. Il est donc urgent de constituer un pilier européen au sein de l'Otan. Nous sommes notamment favorables à la création d'un état-major européen pour coordonner des interventions militaires constituées d'armées nationales", affirme le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales, 3e sur la liste de François-Xavier Bellamy.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Oui, si c'est pour favoriser les industries de la défense et faciliter les procédures d'achat.
Malgré de nombreuses relances, le Rassemblement national n'a pas répondu à nos demandes pour expliquer sa vision en matière de défense européenne.
"Nous croyons dans une défense française forte et souveraine pour préserver nos intérêts et considérons que toute compétence régalienne doit demeurer une compétence exclusive des États. Nous sommes donc opposés à tout projet fédéraliste d'armée européenne. Établir une force européenne de défense entraînerait la création d'une diplomatie européenne et d'un impôt européen et donc la constitution d'un État fédéral. Au contraire, nous souhaitons renforcer les coopérations entre États européens et la mise en place d'une véritable préférence communautaire dans l'achat de matériel militaire", assure Agnès Marion, porte-parole de la campagne de Reconquête et 7e sur la liste de Marion Maréchal.
Êtes-vous favorable à la création d'un poste de commissaire européen à la Défense ? Non