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La Commission européenne a décidé, lundi, d’ouvrir une enquête sur le risque d’addiction de la nouvelle application “Lite” de TikTok disponible en France et Espagne. En cause : un programme controversé de fidélisation basé sur la rémunération des utilisateurs.

Le qualificatif "Lite" (léger) n’y changera rien. La Commission européenne, qui a déjà lancé une enquête en février contre TikTok, a récidivé lundi 22 avril à l’égard de sa nouvelle application "Lite", disponible en France et Espagne depuis près de deux semaines. Les nouveautés de la version "légère" du réseau social "pourraient être aussi toxiques et addictives que les cigarettes ‘light’", a résumé Thierry Breton, le Commissaire européen au Marché intérieur.

En février, Bruxelles avait reproché à TikTok son manque de transparence et voulait savoir s'il protégeait suffisamment les mineurs, puisque les adolescents constituent le cœur de cible historique du réseau social appartenant au géant chinois Bytedance. L’enquête est toujours en cours.

Des cartes-cadeau à la clé

Cette fois-ci, Bruxelles a donné jusqu’au mercredi 24 avril à TikTok pour lui procurer une estimation du risque accru d’addiction posé par sa nouvelle version. À défaut, l’UE se réserve le droit d’interdire un dispositif central de la nouvelle application : le "programme de tâches et récompenses". C’est lui qui est dans le collimateur de Bruxelles.

TikTok Lite n’est, en effet, pas seulement une application "plus légère" en ressources, donc plus facile à installer sur des smartphones moins puissants dont disposent souvent les adolescents. Bytedance y a ajouté une fonction qui n’existe pas (encore) dans la version traditionnelle de TikTok : les utilisateurs peuvent être rémunérés…

En réalisant certaines tâches – regarder davantage de vidéos, "liker" des contenus, s’abonner à des créateurs ou encore inviter des "amis" à s’inscrire –, les utilisateurs reçoivent des récompenses. TikTok Lite permet de gagner des "jetons" qui peuvent ensuite être transformés en cartes cadeau Amazon ou alors en monnaie virtuelle à dépenser, notamment, auprès des créateurs de contenu suivis sur l'application. Les mineurs doivent passer par des adultes pour pouvoir débloquer leurs "récompenses".

TikTok Lite sait se montrer généreux avec ses jetons, a constaté Libération : 300 jetons pour l’inscription, puis des centaines chaque jour pendant 10 jours pour chaque première connexion. Il est même possible de demander à TikTok d’envoyer un rappel pour se connecter afin de ne pas passer à côté de la récompense quotidienne.

Le "réseau social le plus addictif au monde" ?

Une incitation déjà toute économique à devenir accro à cette version Lite. Mais le système de récompense peut aussi avoir un effet psychologique amplifiant l’envie de passer plus de temps sur le réseau social. Ces rémunérations "peuvent activer le système limbique – qui participe au circuit de récompense/plaisir du cerveau – associé au développement et à la maintenance des addictions", explique Daria J. Kuss, professeur de psychologie à l’université de Nottingham qui a travaillé sur les effets psychologiques de l’utilisation des réseaux sociaux. L’accumulation des récompenses par la répétition des tâches quotidiennes peut aboutir à ce que le "cerveau associe TikTok à la sensation de plaisir, entraînant un besoin de l’utiliser davantage ce qui peut perpétuer l’addiction", détaille cette experte.

Cette spécificité de TikTok Lite vient s’ajouter aux autres caractéristiques d’un service qui a déjà été qualifié de "réseau social le plus addictif". "Le potentiel d’addiction de TikTok tient à la possibilité de scroll infini et aux flux de suggestions personnalisées établis par l’algorithme, mais aussi aux fonctions d’engagement (comme les commentaires) et aux outils créatifs mis à disposition des producteurs de contenus", résume Halley Pontes, spécialiste des réseaux sociaux et de leurs effets sur les utilisateurs à Birkbeck, université de Londres.

Autrement dit, TikTok dispose des mêmes armes que les autres réseaux sociaux pour rendre ses utilisateurs accros, mais dopées à l’algorithme maison. Bytedance est, en effet, à l’origine une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle qui a beaucoup misé sur la capacité de son IA à "comprendre" les préférences des utilisateurs.

Corpus scientifique en devenir

Mais attention, "il y a encore très peu de recherches menées sur les effets addictifs de TikTok en général", précise Halley Pontes. C’est aussi ce que souligne le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la "tactique TikTok" publiée en juillet 2023.

Ce travail parlementaire met néanmoins en avant une étude chinoise de mai 2023 qui conclut que parmi les utilisateurs les plus chevronnés du réseau social "made in China" observé dans trois provinces chinoises, "on trouve une forte proportion d’individus qui ont des comportements d’addiction" avec les effets négatifs associés.

"Les effets sont potentiellement les mêmes que pour ceux qui ont des problèmes de dépendance à des substances [comme la drogue ou l’alcool, NDLR]. Il peut s’agir de changement d’humeur en utilisant l’application, d’augmentation de la tolérance qui nécessite d’y avoir recours plus longtemps et souvent [pour ressentir le même plaisir, NDLR], de sentiment psychologique et physiologique de manque en cas d’arrêt ou encore de conflit intérieur ou avec le monde extérieur par rapport à son utilisation de l’application", résume Daria J. Kuss.

Cela explique pourquoi la Commission européenne envisage d'interdire ce système de récompenses évoquant à Thierry Breton "les dangers des cigarettes ‘light’". Sachant que TikTok est particulièrement populaire chez les jeunes, donc des populations plus fragiles, "l’intention est tout à fait louable", reconnaît Halley Pontes.

Toutefois, d’après lui, il existe un risque de brûler les étapes. En effet, comme le corpus scientifique sur les dangers de TikTok est encore balbutiant, toute sanction contre le réseau social peut être plus facilement critiquée que s’il y avait des preuves scientifiques solides.  

Surtout, dans le contexte de tensions géopolitiques entre les États-Unis – qui pensent à interdire tout simplement TikTok – et la Chine, une sanction européenne contre le réseau social chinois pourrait apparaître plutôt comme un cadeau de Bruxelles à son allié nord-américain que comme une mesure de protection des plus jeunes.

Mais d’un autre côté, si l’UE attend un consensus scientifique sur la question, il sera peut-être trop tard pour limiter le risque d’addiction des réseaux sociaux.