logo

Iran : après l’attaque sur Israël, un tournant dans la doctrine nucléaire ?
La montée des tensions entre Israël et l’Iran pourrait relancer le programme nucléaire iranien. Un haut gradé des Gardiens de la révolution a brandi jeudi la menace du nucléaire militaire, un avertissement adressé à l’État hébreu si des attaques ciblaient les centrales iraniennes.

"Il s'agit d’une question que l'Occident doit prendre très au sérieux, avant qu'il ne soit trop tard", estime Ali Vaez, directeur de projet consacré à l'Iran au sein de l’International Crisis Group, un groupe de réflexion basé à Bruxelles. Pour la première fois, un haut responsable militaire iranien en exercice a brandi, jeudi 18 avril, la menace du nucléaire militaire face aux craintes de frappes israéliennes contre les sites nucléaires iraniens, de potentielles représailles à l’attaque iranienne menée contre l’État hébreu le 13 avril.

Dans une déclaration diffusée à la télévision iranienne, le général Ahmad Haghtalab, chef de la division de la sécurité nucléaire au sein du corps des Gardiens de la révolution, a indiqué que l’Iran pourrait revoir sa "doctrine nucléaire" et "les déclarations du passé" certifiant que son programme nucléaire est développé dans un but civil.

"Si le régime sioniste veut prendre des mesures contre nos centres et installations nucléaires, il fera certainement face à notre réaction. Pour la contre-attaque, les installations nucléaires du régime seront ciblées avec des armements avancés", a prévenu cette figure de proue des Gardiens de la révolution.

Une phrase prononcée la veille d’une série d’explosions survenues vendredi à l'aube près d'une base militaire dans la région d'Ispahan, une province clé où se situe notamment le site nucléaire de Natanz, pièce maîtresse du programme iranien d'enrichissement de l'uranium. Cette attaque, qui n’a pas été confirmée par l’Iran ni revendiquée par Israël, n’a causé aucun dégât sur les sites nucléaires, selon l'AIEA.

Israël accuse régulièrement l'Iran - qui dément - de vouloir se doter de la bombe atomique et dit chercher par tous les moyens à l'en empêcher. Pour sa part, l’État hébreu est considéré comme une puissance nucléaire mais il n'a jamais confirmé ni démenti sa capacité à utiliser l'atome à des fins militaires.

"Jusqu’ici, il était vraiment contraire à la politique de l'État iranien de faire connaître sa volonté d’obtenir des armes nucléaires, parce que le récit officiel s’appuie sur une fatwa du guide suprême selon laquelle les armes nucléaires sont religieusement interdites", explique Ali Vaez. Le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, a affirmé dans les années 2000 que l'Iran n'était "pas en quête de la bombe atomique" car "l'islam ne nous permet pas de le faire". Les propos du général Haghtalab sont donc "très significatifs", estime le chercheur.

La validation du Guide suprême

"Il y a encore quelques mois et avant le 7 octobre, il semblait que la volonté politique n'était pas présente. Aujourd'hui, on sent poindre des questionnements et la possibilité de ce scénario. Cela ne veut pas dire que cela va arriver, mais la question est plus ouverte qu'auparavant", souligne Jonathan Piron, historien spécialiste de l’Iran pour le centre de recherche Etopia, à Bruxelles.

"Une frange des Gardiens serait pour la sanctuarisation du territoire grâce à l'arme nucléaire", mais sur cette question comme sur le reste de la politique étrangère, c’est le Guide suprême qui a le dernier mot. Les Gardiens de la révolution, armée idéologique de la République islamique d'Iran, sont au service d’Ali Khamenei, rappelle Jonathan Piron.

"Il serait tellement majeur de voir l'Iran se doter de l'arme nucléaire que la décision ne peut être validée que par Ali Khamenei", poursuit le chercheur. Un changement de doctrine aurait un impact sur la posture de l’Iran vis-à-vis de certains partenaires clefs, comme la Russie et la Chine, deux États qui ne veulent pas que l'Iran se dote de l'arme nucléaire. Cela viendrait perturber profondément le régime de non-prolifération qui règne pour le moment au Moyen-Orient. "Les Saoudiens, mais aussi les Turcs, voire même les Égyptiens ou d'autres pays pourraient décider eux aussi de se lancer alors dans une course à l’armement nucléaire".

"Plus proche que jamais" de l’arme nucléaire

L’Iran n’est pas encore doté de l’arme nucléaire mais il est "plus proche que jamais de cette perspective", alerte Ali Vaez.

Selon le dernier point d’étape de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), les stocks d’uranium enrichi en Iran s’élevaient mi-février à plus de 5 525 kilos, près d’une tonne de plus que trois mois plus tôt (4 487 kilos). Des taux figurant bien au-delà des 300 kilos autorisés par l’accord international de 2015 qui encadrait les activités atomiques de Téhéran en échange de la levée des sanctions internationales.

La République islamique avait aussi largement dépassé en février le plafond d’enrichissement fixé à 3,67 %, utilisé dans les centrales nucléaires pour la production d’électricité. Elle possédait alors 121,5 kilos d’uranium enrichi à 60 % - proche des 90 % nécessaires pour fabriquer une arme atomique.

"En 2018, lorsque l’ancien président américain Donald Trump s'est retiré de l'accord nucléaire avec l'Iran, il aurait fallu 12 mois à l'Iran pour enrichir suffisamment d'uranium et obtenir le matériel nécessaire à la fabrication d'une seule arme nucléaire. Aujourd'hui, il faut environ six jours pour atteindre le même objectif", souligne Ali Vaez. Des études de l'Institut pour la science et la sécurité internationale (Institute for Science and international security) et de l'Arms Control Association évaluent le même risque.

S’il est résolu à emprunter la voie du nucléaire militaire, le régime iranien devra ensuite transformer ce matériel en arme nucléaire. "Téhéran a développé toute une série de missiles balistiques de longue portée qui pourraient alors emporter des têtes nucléaires. Mais cela relève d’une autre étape, car le régime devra arriver à miniaturiser une arme nucléaire pour la faire rentrer dans la tête d’un missile balistique", détaille Jonathan Piron. Un processus estimé entre six et 18 mois par Ali Vaez, tandis que d’autres experts tablent sur un à deux ans.

Exercice de dissuasion

Dans le contexte d’escalade des tensions avec Israël, la déclaration du général Haghtalab sonne comme une menace, mais relève aussi de l’exercice de dissuasion, selon Jonathan Piron. "L'enjeu de l'acquisition de l'arme nucléaire, c'est de ne pas s'en servir. C’est un instrument qui est censé dissuader et sanctuariser votre territoire. Cela peut servir à rétablir une sorte de rapport de force lorsque vous considérez que vous êtes dans une situation déséquilibrée par rapport à d'autres adversaires".

Or, la République islamique se trouve précisément dans ce cas : 99 % de ses missiles et drones ont été abattus lors de son attaque sur le sol israélien samedi. Mais si Israël lance une opération de la même ampleur sur l'Iran, "Téhéran ne pourra pas avoir un taux de réussite similaire", estime Ali Vaez. Le monde découvrirait alors que l'Iran est incapable de se protéger. "C'est pour cette raison que les dirigeants iraniens essaient de dissuader Israël de franchir ce pas".