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Guerre en Ukraine : l'offensive russe à venir, menace ou fantasme ?
Les contours d’une future offensive de printemps russe commencent à se dessiner. Mais les avis divergent quant aux objectifs possibles pour les Russes et aux moyens dont ils disposent pour la déclencher.

Objectif Kharkiv ? Les bombardements russes se sont intensifiés sur la seconde plus grande ville d'Ukraine, non loin de la frontière avec la Russie. Depuis mercredi 3 avril, les frappes de missiles et de drones ont entraîné la mort de plus de dix civils, selon les autorités ukrainiennes.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a même voulu faire de cette ville un symbole dans son intervention télévisée, dimanche 7 avril. Il a espéré que les souffrances des civils dans cette ville seraient "enfin entendues par la communauté internationale". Kharkiv illustrerait ce que les autorités ukrainiennes affirment depuis des semaines : sans aide supplémentaire occidentale, les défenses mises en place par Kiev risquent de ne pas suffire.

Kharkiv, objectif de choix ou trop risqué ?

La pluie de missiles et drones russe intervient au moment où les spéculations se multiplient quant à une éventuelle offensive russe de grande ampleur. Volodymyr Zelensky, lui-même, a nourri la machine à rumeurs en estimant que les Russes allaient augmenter la cadence des attaques fin mai ou début juin, dans entretien accordé à la chaîne américaine CBS.

Et Kharkiv serait une prise de choix pour Moscou. "L'élite politique russe espère une prise prochaine de la ville", a assuré le site d'investigation indépendant russe Meduza dans un article sur les priorités pour le pouvoir après la réélection de Vladimir Poutine. "C'est un pari très risqué qui, en cas de succès, rapporterait beaucoup au président russe, mais coûterait très cher si un siège de la ville échouait", affirme Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth.

Kharkiv a, en effet, cette "image de ville de la résistance héroïque ukrainienne", souligne Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l'université de Glasgow. L'armée russe était aux portes de la ville au début de la grande offensive en 2022, mais elle s'est heurtée à une défense acharnée et a dû se retirer de l'autre côté de la frontière en septembre, illustrant les difficultés de la Russie à mener son invasion "éclair". Les autorités russes auraient certainement à cœur de laver cet affront.

Côté ukrainien, les rumeurs d'une tentative de prise de Kharkiv relèveraient "d'un effort russe de désinformation", assure par exemple le quotidien Pravda ukrainien. Une offensive majeure contre la deuxième plus grande ville ukrainienne apparaît aussi "pratiquement impossible" à Novaya Gazeta, un média russe indépendant.

Les Russes manquent tout simplement de soldats à portée de Kharkiv pour envisager une attaque prochaine. "La quasi-totalité des troupes disponibles se situent au sud, dans la région de Donetsk et de Zaporijjia", assure Huseyn Aliyev. 

Moscou pourrait certes décider de redéployer d'ici l'été une partie de ses forces vers Belgorod, en Russie, pour en faire la base arrière d'une nouvelle tentative d'assaut sur Kharkiv. Mais c'est un scénario peu probable car "la nature du front en 2024 est très différente de 2022", explique Sim Tack, expert militaire spécialisé dans l'analyse d'images satellites de la guerre en Ukraine.

Vers Tchassiv Yar et au-delà ?

Au début de la tentative d'invasion russe de l'Ukraine, "le front était très élastique, permettant une guerre de mouvements rapides", souligne ce spécialiste. Dorénavant, des armées usées par deux ans de conflit s'affrontent depuis leurs tranchées respectives et se battent pour chaque kilomètre carré. "Ce serait un effort logistique considérable de réorganiser un front aussi statique pour libérer suffisamment de soldats afin de pouvoir envisager une attaque sur Kharkiv", conclut Sim Tack.

"Une offensive sur Kharkiv correspondrait aussi à une bataille bien plus importante que celle d'Avdiivka. Les pertes russes seraient probablement excessivement importantes", note Frank Ledwige.

Certes, la Russie serait en train de préparer "la mobilisation de 300 000 réservistes", souligne le site Meduza. Un chiffre impressionnant, mais qui ne serait pas forcément suffisant pour prendre Kharkiv, estime Sim Tack. "À Avdiivka, la Russie a perdu entre 16 000 et près de 50 000 troupes [d'après l'Institute for the Study of War, un cercle de reflexion américain]", souligne-t-il. Kharkiv pourrait ainsi devenir la tombe d'une grande partie de ces réserves si Moscou se décidait à y aller.

Ce qui ne veut pas dire que la Russie n'a pas les moyens de lancer une offensive majeure au début de l'été. "Les Russes ont accumulé suffisamment de munitions et d'équipements dans la région de Donetsk pour envisager une attaque d'ampleur", souligne Huseyn Aliyev. Le plus probable serait aux alentours de Bakhmout "où se trouve une partie des divisions aéroportés, qui sont encore considérées parmi les meilleurs de l'armée russe", précise Sim Tack. 

Des combats ont d'ailleurs actuellement cours dans les environs de Tchassiv Yar, à l'ouest de Bakhmout. "Prendre cette ville ouvrirait la route vers Kramatorsk aux Russes. Et si l'armée russe réussit à s'en emparer ensuite, le Kremlin peut affirmer qu'il contrôle l'ensemble de la région de Donetsk, ce qui correspond à l'un de ses objectifs de guerre", affirme Huseyn Aliyev.

La capacité russe à renforcer son front pour pouvoir envisager de repartir à l'offensive a déjoué les pronostics, reconnaissent les experts interrogés par France 24. Il y a un peu moins d'un an, il était question de défaite russe, puis de statu quo, et dorénavant le spectre d'une défaite ukrainienne refait surface.

Des moyens russes sous-estimés

Les observateurs se sont trompés à plus d'un titre. "On a mal évalué le soutien logistique à la Russie de certains pays comme la Corée du Nord, et l'impact des sanctions internationales a aussi été moins important que prévu pour l'instant", résume Frank Ledwidge. De quoi permettre à la Russie de ne pas manquer de munitions, par exemple. "Entre ce que les Russes produisent et ce qu'ils reçoivent, ils peuvent tenir encore plus de deux ans à ce rythme de combat", estime Huseyn Aliyev.

Au-delà des munitions, "l'un des aspects les plus surprenants a été la capacité russe à remplacer une grande partie des véhicules blindés et chars perdus au combat", assure Sim Tack. "Moscou a aussi réussi à les envoyer très rapidement sur la ligne de front, ce qui n'était pas évident du tout", ajoute Frank Ledwige. 

"Il y a probablement eu une mauvaise évaluation des stocks de l'ère soviétique. Surtout, on ne savait pas vraiment combien de ces véhicules pouvaient être rapidement opérationnels", estime Sim Tack. 

Moscou "a aussi pris l'ascendant sur l'Ukraine dans le recours aux drones", assure Huseyn Aliyev. Là encore, c'était l'inverse il y a environ un an. "L'État russe a pris le contrôle de la production de drone pour l'armée, alors que l'Ukraine dépend encore essentiellement de l'initiative privée dans ce domaine", souligne Huseyn Aliyev. 

Une erreur d'appréciation de la capacité russe à rebondir qui a contribué au fait que l'Ukraine se retrouve aujourd'hui à la traîne dans la construction de ses lignes de défenses, d'après les experts interrogés par France 24. Reste à savoir maintenant si les observateurs ne tombent pas dans le travers inverse en surestimant la capacité russe à mener une offensive d'ampleur.