
Muhammadsobir Fayzov est arrivé en chaise roulante et les yeux fermés dans la salle d’audience à Moscou, dimanche 24 mars. Saidakrami Rachabalizoda a comparu avec un énorme bandage couvrant son oreille. Un troisième, Dalerjon Mirzoyev, s’est présenté devant les juges avec un sac plastique autour du cou et des traces de coupures sur le visage.
Tous trois, ainsi qu’un quatrième individu au visage également tuméfié, sont accusés d’avoir participé à l’attentat terroriste qui a endeuillé la Russie vendredi 22 mars. Au moins 139 personnes ont péri lors de cette attaque visant une salle de concert moscovite, le Crocus City Hall. Un attentat sanglant, le plus meurtrier sur le sol européen revendiqué par l’organisation terroriste État islamiste, qui a choqué le pays et la communauté internationale.
Deux des quatre suspects ont plaidé coupable à l’issue de l’audience qui s’est tenue à huis clos, a fait savoir le tribunal. Ils ont ensuite tous été placés en détention provisoire pour au moins deux mois, ce qui correspond au délai légal.
Une violence d'État assumée
La large diffusion à la télévision des visages tuméfiés des suspects n’a pas manqué de susciter un début de polémique autour du recours à la torture. Surtout que des vidéos très explicites ont circulé sur des chaînes Telegram réputées proches des services russes de renseignement. L’une d’elle suggère que l’un des suspects a eu une partie de l'oreille coupée, qui lui aurait ensuite été mise de force dans la bouche. Une autre photo montre un second accusé avec des fils électriques reliés à ses parties intimes.
"Il est absolument inadmissible d’avoir recours à la torture à l’égard de suspects", a déclaré Tatiana Moskalkova, la pourtant très "poutinienne" déléguée des droits de l’homme auprès du président russe. Elle faisait ainsi écho aux dénonciation par plusieurs ONG de ce qui ressemble à des aveux obtenus par la force. Interrogé par la chaîne américaine CNN, le Kremlin a refusé de répondre à ces accusations de torture. Dmitri Medvedev, l’ex-premier ministre russe devenu l’un des plus virulents propagandistes du Kremlin, s’est quant à lui réjoui du "sort" réservé aux suspects, allant même jusqu’à promettre qu’ils seraient "tous tués".
C’est aussi la médiatisation de la violence infligée à ces terroristes suspectés qui interpelle. "Cette mise en image de ce qui ressemble à de la torture contre des prisonniers est inédit en Russie", assure Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath, en Angleterre.
Certes, les services russes de sécurité sont réputés recourir facilement à la violence durant leurs interrogatoires, mais "jusqu’à présent les autorités cherchaient à dissimuler le plus possible cet aspect", confirme Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. En 2021, des vidéos montrant des actes de torture infligés à des prisonniers, rendues publiques par l’ONG de défense de droits de l’homme Gulagu.ru, avaient suscité "un silence embarrassé des autorités russes", rappelle Jeff Hawn.
Même dans le cas de la mort du célèbre opposant Alexeï Navalny, annoncée le 16 février 2024, les autorités avaient traîné des pieds pour remettre la dépouille à sa famille. L’une des raisons invoquées par ses soutiens à l’époque pour expliquer cette lenteur avait été la volonté de dissimuler le plus longtemps possible les traces de tortures infligées à l’activiste avant sa mort.
Une retenue que le Kremlin semble avoir remisée au placard pour l’attentat au Crocus City Hall. L’une des raisons tient au fait que "l’opinion publique russe a une tolérance au recours à la torture très élevée dans trois cas : le terrorisme, les crimes contre les enfants et les affaires de tueurs en série", détaille Olga Sadovskaya, membre de l’ONG Équipe contre la torture, interrogée par le quotidien russe indépendant The Moscow Times.
L'image d'un pouvoir fort après les critiques
Peu de risque, donc, pour le pouvoir d’être trop vivement critiqué par les Russes, alors même que le recours à la torture est illégal au regard de leur code pénal.
Cette surmédiatisation des brutalités des services de sécurité sert aussi de double signal, affirment les experts interrogés par France 24. D’abord, "c’est une manière d’essayer de dissuader d’autres potentiels terroristes de passer à l’acte", note Stephen Hall. Ensuite, le pouvoir cherche aussi à reprendre le contrôle "du narratif autour de cet attentat en se faisant passer pour les 'durs' qui n’ont pas peur de frapper fort pour protéger la population", souligne Jeff Hawn.
Il devenait d’autant plus urgent pour Moscou d’afficher sa (très) féroce détermination que les forces de sécurité ont d’abord été fortement critiquées. "L’attaque terroriste a mis en lumière la 'mascarade' du dispositif sécuritaire russe", a ainsi jugé le spécialiste de la Russie Jérémy Morris, dans une tribune publiée par le Moscow Times lundi 25 mars.
Pour le Kremlin, cet attentat constitue aussi l’occasion de se débarrasser "des dernières apparences de respect des droits de l’homme", note Stephen Hall. "Le pouvoir russe a longtemps cherché une validation de la part de l’Occident pour une meilleure coexistence, notamment en se montrant attaché à la défense formelle des droits de l’homme. Mais depuis février 2022 [début de l’invasion de l’Ukraine, NDLR], plus la peine de se donner tant de mal puisque l’Occident est devenu l’ennemi. D’où cette banalisation de la violence", estime Jeff Hawn.
Le recours probable à la torture contre les suspects de l’attentat au Crocus City Hall démontre aussi que "l’établissement de la vérité n’est pas une priorité pour les autorités russes", estime Stephen Hall. Des aveux obtenus à coup de décharge électrique dans les parties génitales ou d’autres brutalités n’ont guère de valeur juridique, au regard du droit international comme du droit russe.
Qu'importe la vérité
Les photos des suspects au tribunal ou les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux devraient être du pain bénit pour les avocats de la défense, estime le site indépendant russe d’informations Meduza. Mais rien ne semble indiquer que les avocats commis d’office ont soulevé cette question durant l’audience.
"Les apparences et le narratif – un État fort qui a su réagir au drame – l’emportent sur la vérité", résume Jeff Hawn. Pour cet expert, le recours à la torture permet aussi de s’assurer que les suspects n’auront pas envie, ou ne seront plus en mesure, de remettre en cause la version officielle qui est en train de se dessiner.
À savoir, comme l’a dit Vladimir Poutine, que l’attentat a certes été commis par des "islamistes radicaux", mais sur l'ordre de "commanditaires". Son principal conseiller pour les questions de sécurité, Nikolaï Patrouchev, n’a pas hésiter à les nommer, en affirmant à la chaîne indépendante biélorusse Belsat que "l’Ukraine était responsable".