logo

Lituanie : face à "l'impérialisme" russe, "la culture est également un champ de bataille"
Visé par un avis de recherche russe pour "falsification de l'Histoire", le ministre lituanien de la Culture, Simonas Kairys, s'est entretenu avec France 24 pour évoquer la lutte de son pays contre la désinformation venue de l'Est et les raisons pour lesquelles la nation balte se sent aussi liée au destin de l'Ukraine.

Le 11 mars 1990, la Lituanie devient la première république soviétique à déclarer son indépendance. Près de deux ans avant la dissolution de l'URSS, le plus grand et le plus méridional des États baltes ouvre la voie aux autres pays qui ont vécu pendant un demi-siècle dans l'orbite de Moscou. 

Après avoir résisté à un blocus économique puis déjoué en janvier 1991 une tentative de coup d'État orchestré par l'armée soviétique, la jeune démocratie lituanienne a tenté de s'affranchir à tout prix de l'influence russe en redécouvrant sa propre histoire et sa propre culture.

Mais depuis quelques années, le pays est de nouveau une cible privilégiée pour Vladimir Poutine, qui considère la disparition de l'Union soviétique comme une tragédie historique et juge que les minorités russes qui vivent dans les États baltes sont opprimées. Le conflit en Ukraine puis l'invasion russe n'ont fait qu'envenimer des relations déjà tendues. 

Se sentant eux-mêmes menacés, les pays baltes et la Pologne, membres de l’Union européenne et de l’OTAN, soutiennent fermement Kiev depuis deux ans. En face, la Russie cherche à saper ce soutien à travers des campagnes de désinformation. Le Kremlin a également tenté d'intimider des dizaines de responsables baltes. En février, les autorités russes ont notamment placé le ministre lituanien de la Culture, Simonas Kairys, et la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, sur une liste de personnes recherchées.

Moscou les accuse d'avoir autorisé le démantèlement de monuments aux soldats soviétiques datant de la Seconde Guerre mondiale, ce que le Kremlin considère comme une "insulte à l'histoire". Retour sur les enjeux de cette bataille culturelle entre Moscou et les États baltes avec le ministre Simonas Kairys.

France 24 : Quel récit historique la Russie tente-t-elle d'imposer en Lituanie ?

Simonas Kairys : La Russie est toujours en mode "impérialiste". Mon inscription sur leur liste de personnes recherchées montre qu'ils pensent et agissent avec la conviction que les pays faisant autrefois partie de l'Union soviétique - des pays souverains et indépendants comme la Lituanie - font toujours partie de la Russie.

La Russie a son propre système juridique, qui - de son point de vue - s'applique dans les pays libres [dans le code pénal russe, "détruire des monuments aux soldats soviétiques" est un acte punissable d'une peine de cinq ans d'emprisonnement]. La façon dont ils interprètent la situation actuelle dans le monde est absurde et incroyable.

S'ils disent, par exemple, qu'ils "protègent" des objets du patrimoine soviétique dans un pays étranger comme la Lituanie, ils répandent leur conviction que ce pays n'est pas libre. Mais nous ne sommes pas des esclaves, et nous profitons de cette occasion pour nous exprimer ouvertement et dire que la Russie promeut une version erronée de l'histoire.

Pourquoi la lutte contre la désinformation russe est-elle essentielle à la sécurité nationale de la Lituanie ?

Ce n'est pas important pour la Lituanie mais pour l'UE, pour l'Europe et pour l'ensemble du monde libre. La guerre en Ukraine se déroule à quelques heures seulement de la France. La culture, le patrimoine [et] la mémoire historique sont également des champs de bataille. Le fait de m'ajouter à leur liste de personnes recherchées n'en est qu'un exemple. Quand on voit comment la Russie falsifie non seulement l'histoire mais aussi toutes les informations, il est important d'en parler haut et fort.

La Lituanie a réalisé beaucoup de choses dans ce domaine, tout comme l'Ukraine et la France. Lorsque Paris a assuré la présidence [tournante de six mois] de l'UE [début 2022], nous avons effectué plusieurs déclarations communes. Nous avons ainsi signé un sixième paquet de sanctions contre la Russie et désigné six chaînes de télévision russes à bloquer dans l'UE - c'était la première étape pour considérer l'information comme une arme. En d'autres termes, la Russie utilise l'information pour convaincre sa société et influencer l'opinion publique dans d'autres pays européens. 

Nos partenaires étrangers nous demandent souvent sur quels critères les informations russes peuvent être considérées comme de la désinformation. Aujourd'hui, il est très important de souligner que toute information - qu'il s'agisse d'émissions de télévision, d'informations ou d'autres productions télévisuelles - provenant de Russie est automatiquement considérée comme de la désinformation, de la propagande et des "fake news". Nous devons comprendre qu'il n'y a pas de vérité dans ce que la Russie essaie de dire.

Cette lutte contre la désinformation est cruciale car nous nous trouvons dans une phase de grands progrès en matière de technologie et d'intelligence artificielle. Nous devons veiller à ce que nos sociétés soient préparées, capables de faire preuve d'esprit critique et de comprendre ce qui se passe dans le monde à l'heure actuelle.

Lituanie : face à "l'impérialisme" russe, "la culture est également un champ de bataille"

Pour reprendre une expression de l'écrivain tchèque Milan Kundera, diriez vous que la Lituanie a été "kidnappée à l'Ouest" lorsqu'elle a été annexée par l'Union soviétique en 1940 ?

Au Moyen Âge, le Grand-Duché de Lituanie s'étendait de la mer Baltique à la mer Noire. Nous étions le même pays que la Pologne, l'Ukraine et la Biélorussie. Nous regardions vers l'Ouest et non vers l'Est. Dans des temps bien plus anciens, à l'époque du Rus' de Kiev [principauté slave orientale qui a existé du milieu du IXe au milieu du XIIIe siècle] Moscou n'existait même pas ; il n'y avait que des marécages et rien d'autre. Mais avec l'impérialisme [croissant] de la Russie, ils ont commencé à dépeindre l'histoire d'une manière différente. Pourtant, notre mémoire est comme notre ADN, notre liberté et notre évolution sont enracinées. Le flanc oriental de l'UE incarne actuellement les valeurs de la civilisation occidentale avec beaucoup plus de force que par le passé.

[Pendant la Guerre froide], non seulement notre liberté nous a été enlevée, mais la Russie a essayé d'effacer notre histoire pour peindre un tableau qui commençait au moment où l'impérialisme russe a pénétré sur notre territoire. Mais nous nous souvenons de ce qui s'est passé au Moyen Âge ; nous nous souvenons de la façon dont l'État lituanien moderne est né après la Première Guerre mondiale et de la façon dont nous avons recouvré notre liberté en 1990. Il est impossible d'effacer ce souvenir et de désigner la Lituanie comme un pays qui n'est pas libre. Une fois que l'on a respiré la liberté, on ne l'oublie jamais. C'est la raison pour laquelle nous comprenons les Ukrainiens et que nous sommes si actifs pour défendre non seulement le territoire de l'Ukraine, mais aussi les valeurs de la civilisation occidentale.

Comment la guerre en Ukraine a-t-elle influencé le mode de vie et la culture lituaniennes ?

Nous comprenons de plus en plus que la culture joue un rôle important dans cette guerre. On voit bien dans les déclarations de Vladimir Poutine qu'il est évident que la culture, le patrimoine et la mémoire historique sont utilisés comme prétexte pour justifier la guerre que la Russie mène en Ukraine en ce moment. [Pour justifier l'invasion de l'Ukraine, Vladimir Poutine a insisté sur le fait que les Russes et les Ukrainiens ne forment qu'un seul peuple et que leur union est une fatalité historique]. 

D'importantes collaborations se nouent avec la culture et les artistes ukrainiens. Il est important de leur donner une plateforme - pour que tout le monde voit que l'Ukraine n'est pas vaincue, que l'Ukraine se bat encore, que l'Ukraine va gagner, que nous allons l'aider. La meilleure réponse à un agresseur est de continuer à vivre sa vie, avec toutes ses traditions, ses habitudes et son héritage culturel. Ce combat est aussi celui de notre mode de vie. La situation n'est pas telle qu'il faille s'arrêter de vivre et de ne penser qu'aux armes et aux systèmes de défense - il faut vivre, travailler, créer, continuer à entreprendre et a mener une vie culturelle. 

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.